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La maison de M. Groscler, notre maître et mon parrain, se trouvait au bout du pont, de l’autre côté du Champ-de-Mars, c’est-à-dire parfaitement en vue de la fenêtre supérieure de la salle de classe. Souvent, au lieu d’apprendre ma leçon, je restais les yeux tournés de ce côté. D’habitude, je voyais en profil Mme Groscler y travailler à sa fenêtre. Quelquefois aussi j’y apercevais de face sa petite fille, Mlle Lucie. Mme Groscler était originaire de Besançon. Elle avait apporté, disait-on, une forte dot à son mari. C’était une grande femme à l’air fier et un peu replète, qui semblait ne se résigner qu’avec impatience à la vie monotone de Vuillafans. Je n’ai que trop bien appris à connaître plus tard ses dispositions à la coquetterie. Mme Groscler faisait à Besançon de fréquens voyages dans sa voiture, en société de mon père, qui lui servait de cocher. Cette dame, toutes les fois que je la rencontrais chez elle, où j’accompagnais souvent ma mère, m’intimidait au dernier point. Je la trouvais si belle dans sa toilette de grande dame, qu’elle me faisait toujours l’effet d’une princesse, et que j’osais à peine la regarder. Quant à M. Groscler, mon parrain, c’était un homme simple, tranquille et assez sans-façon. Il devait avoir au moins dix ans de plus que sa femme. Il la laissait maîtresse absolue de ses allures, et ne s’occupait guère que de son jardin, de sa cave et de la rentrée de ses fermages. Ma mine à la fois douce et éveillée l’intéressait. Tous les premiers de l’an, il donnait cinq francs à ma mère pour m’acheter des souliers neufs, et promettait que si j’étais toujours bien sage, il s’occuperait de moi plus tard. Mon père et ma mère faisaient grand cas de M. Groscler ; mais ils n’osaient, non plus que moi, se prononcer sur le compte de madame. Leur vanité naïve se complaisait de temps en temps à l’entendre proclamer la dame la plus élégante et la plus riche de Vuillafans ; ils attribuaient ses grands airs à son origine bisontine, et sa sévérité envers Mlle Lucie aux exigences naturelles d’une bonne éducation ; mais ils n’allaient pas plus loin.

Un jour que Mme Groscler était apparemment occupée ailleurs, nous aperçûmes, en sortant de classe. Mlle Lucie, alors âgée de six ou sept ans, seule à la fenêtre, et s’adonnant avec ivresse au plaisir de faire des bulles de savon. On était alors au mois de mai. Les hirondelles tourbillonnaient dans les airs avec les papillons. Une brise fraîche faisait frissonner les feuilles des saules alignés en rideau devant la maison de M. Groscler, le long de la rivière. Sur le pont, deux ou trois chasseurs épiaient, leur fusil à la main, les truites qui sémillaient dans les eaux limpides, et en ce moment tout ensoleillées, de la Loue. Les bulles de Mlle Lucie, emportées par la brise, s’en allaient voltigeant jusqu’au milieu du Champ-de-Mars. Elle soufflait dans son chalumeau de si bon cœur, que ses joues se gonflaient comme deux