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assez économiquement les choses ; cela ne nous empêcha pas de lui en savoir le plus grand gré, et dès le lundi suivant je fus installé dans mon nouvel emploi. De ma vie je n’oublierai la joie que j’éprouvai au bout du mois à toucher mes premiers six francs et à venir les apporter à ma mère. Toutefois, en les lui remettant, j’eus soin de dire que la pièce de vingt sous qui dansait dans ma main avec la grosse pièce, comme un poulain autour de sa jument, serait pour acheter du tabac à mon père, qui, faute d’argent, fumait depuis quelques jours de la feuille de noyer. Ma mère gronda une fois de plus contre la pipe et les pipeurs ; mais nous la laissâmes dire, et, mon père ayant eu à faire le soir une annonce non payée par le village, je crus remarquer que sa caisse résonnait beaucoup mieux depuis qu’il avait retrouvé du tabac.

Dans mes instans de loisir, qui étaient fréquens, j’étais toujours, comme précédemment, aux ordres de M. Groscler. Quand mon père avait affaire ailleurs, c’est moi qui allais à Ornans avec la voiture chercher et reconduire le maître de musique de Mlle Lucie ; c’est moi aussi qui le soir apportais de la rivière l’eau pour arroser la salade du jardin. À pareille heure, ces dames venaient quelquefois travailler sous les pruniers qui bordaient les plates-bandes de fleurs devant les fenêtres donnant de ce côté. Le salon de M. Groscler était au rez-de-chaussée de plain-pied avec le jardin ; ce salon était éclairé par une fenêtre et une porte vitrée à deux battans. De ce côté, la maison était tapissée du haut en bas d’une grande treille dont les bourgeons touffus enguirlandaient en été toute la largeur des fenêtres. Quand ces dames étaient seules, elles ne disaient pas grand’chose ; seulement, de temps à autre j’entendais Mme Groscler s’écrier avec humeur : — Mais, Lucie, tiens-toi donc droite ! Quelquefois aussi il arrivait des dames en visite ; alors on abordait infailliblement le chapitre de la toilette, le chapitre des servantes et le chapitre des demoiselles à marier ; on parlait aussi de Mlle Lucie, de son tour qui allait bientôt arriver, et Mme Groscler ne manquait jamais de se récrier sur le peu de progrès que faisait sa fille, qui, depuis un an qu’elle étudiait le piano, ne savait pas encore jouer une petite valse. Le fait est que Mlle Lucie n’avait pas de dispositions pour la musique, ce qui n’empêchait pas Mme Groscler de regarder le talent de se tenir droite et de jouer une petite valse comme la plus belle garantie d’avenir.

Vuillafans est un pays de cerises ; quand l’année est bonne, les riches propriétaires ont l’habitude de les faire cueillir à la moitié par leurs vignerons, c’est-à-dire que ceux-ci ont, soit en argent, soit en nature, la moitié de la récolte pour leur peine. C’est une opération difficile et dangereuse, car les chutes sont fréquentes. La majeure partie de ces cerises est distillée ; le kirsch de Vuillafans est