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agitant son mouchoir. M. Protet doubla le pas pour arriver le premier près d’elle. — Pauvre ami, tu as bien chaud, lui dit discrètement Mme Groscler en l’abordant. Puis l’ingénieur nous rejoignit, et il ne fut plus question que de nos exploits. J’attribuai d’abord cette familiarité à quelque parenté entre eux ; je n’ai que trop bien su depuis qu’il n’en était rien.

Mes appointemens chez le percepteur avaient été portés à dix francs par mois ; mais, à mesure que je grandissais, je sentais grandir aussi mes préoccupations de l’avenir et l’évidence de la nécessité où j’étais de gagner davantage. Aussi, quand l’ingénieur offrit de me prendre avec lui à Besançon, acceptai-je aussitôt. J’avais seize ans ; il était garçon. Les trois cents francs qu’il me proposa me semblèrent une fortune, d’autant mieux que je devais avoir mon lit dans un cabinet attenant à sa chambre, et que sa défroque devait servir à mon entretien. Il ne restait donc plus à ma charge que ma nourriture. Avec presque un franc par jour, il me semblait que j’allais mener une vie de Cocagne. Les vêtemens de rebut de l’ingénieur me semblaient bien devoir être un peu trop grands, mais je me disais qu’en repliant le pantalon comme quand on a à traverser un chemin boueux, et les manches comme quand on veut se laver les mains, je ne tarderais pas, en grandissant, à m’y trouver tout à fait à l’aise. Cependant je ne pouvais non plus laisser en dehors de mon budget l’obligation de prélever sur ma paie la part de mes parens. Au moment de les quitter pour entrer dans une vie qui me semblait devoir être si fastueuse, je me rendais mieux compte que jamais de ce qu’il y avait de misères dans la leur. Aussi me promettais-je bien de leur envoyer au moins cent cinquante francs par an ; mais je comptais sans mon hôte. La vie se trouva plus chère à Besançon que je ne l’avais cru, et je ne parvins à économiser soixante francs la première année que grâce aux bontés d’une cuisinière de Vuillafans en service à Besançon, qui avait toujours quelques gouttes de bon bouillon à me donner quand j’allais la voir.

J’avais bien trouvé une petite pension d’ouvriers où l’on mangeait assez copieusement et à bon marché ; mais, comptant sur la vigueur de ma santé, je n’y allais que tous les deux jours afin de moins dépenser. Les jours intermédiaires, je me contentais d’une livre et demie de pain qui me coûtait cinq sous, d’un morceau de fromage qui me coûtait deux sous, et de l’eau de la fontaine qui ne me coûtait rien. Le lendemain, il est vrai, j’avalais une soupe formidable, avec des légumes à l’avenant, sans compter que ces jours-là aussi j’avais toujours un petit morceau de bœuf bouilli, qui ne pouvait manquer de me sembler du luxe, quand je pensais qu’à pareille heure mon père dînait probablement d’une croûte de pain frottée d’ail ou d’une