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écuelle de lait caillé de notre chèvre. Par momens, il me venait bien quelque scrupule de manger peut-être un peu plus que pour mon argent, mais je me rassurais en me disant que le maître de pension devait toujours pouvoir s’en tirer sur l’ensemble de ses pratiques. De cette façon, ce n’était plus de lui que je profitais, c’était du superflu de mes commensaux. L’ingénieur avait une petite bibliothèque ; dans mes instans de loisir, j’usais largement de la permission qu’il m’avait donnée d’y puiser. C’est là que j’ai commencé mon éducation.

Le jour de la Fête-Dieu, je reçus à Besançon la visite de la grande Hirmine. Elle me donna le désir de voir la procession comme le seul motif de son voyage, mais je comprends bien maintenant que je l’intéressais au moins autant que la procession. Pour arriver à huit heures du matin, à pied, il avait fallu qu’elle partît au moins à trois heures. Elle m’apportait une paire de chaussettes bleues tricotées par ma mère, et un demi-litre de maquevin[1] pour son propre compte. Nous courûmes pendant quelques instans ensemble pour voir sur différens points le défilé de la procession ; mais, quand nous arrivâmes dans la rue Saint-Vincent, près de l’hospice des enfans-trouvés, elle se retourna brusquement en me disant qu’elle en avait assez. C’est par elle que j’appris alors que mon ami Félicien Griselit faisait la cour à la Virginie Martel, et qu’ils se marieraient sans doute aussitôt qu’il aurait tiré à la conscription. Ne sachant point encore par moi-même ce que c’était que l’amour, je n’avais guère pu le deviner chez les autres ; aussi ces préoccupations si précoces de mariage chez un jeune homme de mon âge me semblèrent-elles toutes drôles. La grande Hirmine m’apprit également que Mlle Lucie était depuis Pâques au Sacré-Cœur de Besançon ; puis, le soir, elle repartit à la fraîcheur. Le plaisir de m’avoir vu semblait lui avoir fait oublier ses cinq lieues du matin.

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J’avais pour commensal, dans ma pension, un jeune homme de mon âge qui s’appelait Pidoux. Il venait d’entrer comme apprenti dans une imprimerie ; je le rencontrais déjà depuis assez longtemps là, mes jours de dîner, lorsque je me hasardai à lui adresser la parole, chose que sa turbulence et ma timidité avaient toujours empêchée. La glace une fois rompue, les confidences allèrent bon train. Il s’informa de ce que je faisais et de mes ressources. Je lui répondis de mon mieux, et d’un ton qui dut lui prouver combien je lui savais gré de cet intérêt. Plus habitué que moi, à ce qu’il paraît, à apprécier les convenances de la vie et à déduire l’avenir du présent, il ne

  1. Vin cuit mélangé d’eau-de-vie.