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quelque souci, car, malgré mes trois francs par jour, je ne pouvais me racheter, et si j’avais la main malheureuse, toutes mes belles perspectives, édifiées au prix de tant de peines, allaient s’en aller en fumée. Un tailleur, un cordonnier, un sellier, un maréchal, n’ont rien à redouter en ce genre ; ils ne tardent pas à trouver au régiment l’exercice parfois très lucratif de leur industrie, et, quand arrive leur libération, ils retournent à la vie civile dans des conditions assez avantageuses. Il n’en est pas de même des imprimeurs. En tout cas, je ne fus pas long à me résigner : la résignation est la providence du pauvre.

Au jour fixé, j’arrivai à Vuillafans. Félicien Griselit faisait les fonctions de capitaine, et mon père tout naturellement servait de tambour. La veille, toute la colonne, composée de treize hommes, y compris mon père, était allée comme d’ordinaire dans les villages de la montagne, d’où ils étaient revenus ornés chacun d’une poule vivante attachée par les pattes entre les ailes de leur grand chapeau claque. Comme on s’attendait à ma venue, on m’avait aussi apporté ma poule. Mon père fut enchanté de me voir si résolu ; ma mère, au contraire, était dans des transes mortelles. Elle avait déjà fait dire je ne sais combien de messes et brûlé je ne sais combien de bouts de chandelle, de compte à demi avec la Virginie Martel, devant l’autel privilégié de saint Nicolin, le patron de Vuillafans, sans se douter même, les bonnes femmes, qu’elles jouaient peut-être là un bien mauvais tour à ce brave saint en le mettant ainsi aux prises avec ce dieu aveugle et brutal — le Hasard, dont les décisions sont encore admises en tant de matières comme le dernier mot de la sagesse, dans cet étrange pays de France, qui se vante d’être le premier du monde ! Quant à la grande Hirmine, elle avait eu recours à un moyen homœopathique qui me semble aujourd’hui plus logique. Au hasard elle avait opposé les cartes, qui lui avaient appris que pour Félicien et pour moi tout irait au mieux, et c’est aussi ce qui arriva.

Je pus juger des angoisses antérieures de ma mère et de la Virginie aux transports de joie avec lesquels elles nous sautèrent au cou, quand elles nous virent revenir avec de simples bouquets de fleurs artificielles à notre chapeau, au lieu de deux ou trois grands plumets au moyen desquels cherchent à se consoler ceux qui ont eu la main malheureuse. Notre chèvre ayant fait depuis peu deux gros cabris, on les saigna sans rémission, et pendant deux jours la nappe ne quitta plus la table.

À la même époque. Mlle Lucie, âgée de dix-sept ans, était sortie du Sacré-Cœur, et j’appris bientôt qu’il était question de marier Mlle Lucie avec M. Protet. Notre voisin Félicien Griselit était au moment de réaliser ses projets conjugaux. La pensée de ce double