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par un rocher d’une vingtaine de pieds sur lequel passe un étroit sentier familier aux pêcheurs. Au pied de ce rocher, les eaux sourdes et verdâtres forment des entonnoirs permanens qu’il serait difficile de contempler longtemps d’en haut sans être pris de vertige. Ces entonnoirs correspondent, dit-on, à de grandes cavernes dans lesquelles habitent des truites et des ombres énormes. Un jour, un plongeur habile de Vuillafans voulut en avoir le cœur net. Il s’élance donc comme une flèche au fond du gouffre, pénètre dans ces cavernes et sent bientôt tout frétiller autour de lui. Fixer un de ces poissons par les ouïes à chacun de ses doigts et à chacune de ses dents fut l’affaire d’un clin d’œil ; mais ce n’était pas tout : il fallait sortir. Vainement tâtonnait-il depuis quelques secondes à toutes les parois de la caverne ; il ne pouvait retrouver d’issue. L’agitation causée par son apparition subite avait troublé ces eaux si claires, et, malgré l’énergie prodigieuse de ses poumons, il commençait à n’en pouvoir plus. L’épouvante le saisit. Il abandonne sa prise en toute hâte et se met à bondir désespéré dans ces vagues sombres qui l’étouffent. Tout à coup un orbe lumineux reparaît au-dessus de sa tête, il rassemble tout ce qui lui restait de force, donne un vigoureux coup de jarret et se retrouve à flot. L’instant d’après, il était étendu, pâle comme un mort, sur l’herbe du rivage, se promettant bien qu’on ne l’y reprendrait plus.

Maintenant, que cela tienne à la voracité bien manifeste qu’accusent ces entonnoirs ou seulement à l’opiniâtreté qu’ils mettent à ne pas se laisser ravir leurs belles truites, toujours est-il que c’est ce gouffre-là qu’on appelle le Gouffre-Gourmand.

J’étais donc là, tristement assis, à méditer sur mon passé et mon avenir, en m’efforçant de conjurer la préoccupation involontaire de cette sinistre légende, quand tout à coup je vis apparaître à travers les cerisiers de l’autre rive une ombre noire qui en un clin d’œil se trouva debout, en plein clair de lune, au sommet du rocher. Au même instant, un cri aigu vint frapper mes oreilles. Je crus reconnaître la voix, et je bondis de terre comme électrisé en m’élançant vers le rivage ; mais l’ombre avait disparu. Seulement la surface du gouffre était agitée, et j’en voyais sortir un sourd bouillonnement. Le doute ne m’était plus possible. Le gouffre venait d’absorber une victime. Je me sentis envahi subitement par une angoisse si déchirante, que, sans m’expliquer de quoi il pouvait s’agir, je jetai là ma veste et m’élançai à la nage dans la direction du bouillonnement. J’y arrivais à peine, que je me sentis saisi à la jambe par une main convulsivement crispée. Me rappelant alors quel danger il y a à, se laisser saisir ainsi en pareille occurrence, je secouai fortement la jambe, ce qui fît faire un nouveau plongeon à la victime que je voulais sauver. Plus