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n’était plus pour ainsi dire qu’un puits du fond duquel nous retrouvions, en levant les yeux, un petit coin de ciel. La foi robuste, l’assurance imperturbable de la bonne femme me gagnaient. Je ne savais pas encore bien comment tout ce qu’elle disait là se ferait, mais déjà j’étais intimement persuadé que cela se ferait et que cela devait se faire. Quant à Lucie, elle ne disait mot. Elle regardait avec stupeur, La grande Hirmine s’approcha d’elle d’un air de douce caresse : — N’est-ce pas que j’ai raison ? lui demanda-t-elle.

Lucie semblait ne pas comprendre. Quant à moi, tout cela me paraissait si parfaitement raisonné, que ce silence me pétrifiait.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! suis-je assez misérable et délaissée ? finit par s’écrier Lucie.

Il me sembla qu’on me transperçait le cœur avec un fer rouge. La grande Hirmine fit un léger mouvement de tête, mais elle se tut, d’un air qui paraissait attendre ce qui allait suivre.

— Que va dire le monde ? ajouta bientôt Lucie.

— Ah ! c’est là ce qui vous occupe, ma pauvre petite mésange ? Ce que dira le monde ? Eh bien ! pardi, je vous conseille de vous en occuper. Ce que dira le monde ! mais pour nous, encore une fois, il n’existe plus, le monde, pas plus que s’il venait d’être englouti. Quels risques avez-vous à courir avec lui ? Le monde ne vous a-t-il pas laissé faire tout le mal qu’on a voulu sans souffler le moindre mot ? Délaissée, dites-vous ? Ah çà ! mais pour qui donc nous prenez-vous ici, Tanisse et moi ?

— Oui, oui, mes bons amis, je sais bien. Pardon, pardon d’avoir ainsi parlé, mais, je vous en prie, comprenez-moi, ayez pitié de moi. Tous les autres ont des parens, des amis. Vous, Tanisse, vous avez votre bon père, votre bonne mère.., oui, à propos ! que vous ne sauriez ainsi abandonner ; mais à moi, que me reste-t-il ?

— Écoutez-moi un instant, petite. Ce qu’il vous reste, dites-vous ? Il vous reste nos cœurs et nos bras, qui sont prêts à tout braver, à tout supporter et à tout vaincre, entendez-vous bien ? pour faire que votre beau front blanc que voilà puisse se reposer en paix, content et heureux, quelque part. Voyons, chère enfant du bon Dieu, un peu de courage ! Ce n’est pas à votre âge qu’il faut ainsi se laisser abattre. Qui vous dit qu’un de ces quatre matins vous n’allez pas être débarrassée de… enfin suffit ! Le guignon vous frappe dur, je ne dis pas non, mais n’importe. Quand on sait vite se secouer en sortant d’un grand malheur, on ne va pas loin sans se retrouver tout à fait sec. Quant aux parens de Tanisse, voyez, c’est moi qui m’en charge. N’ayez pas peur, ils ont la peau dure ; ils savent aussi bien que moi ce que c’est que la misère. Quand on ne vit que de ça, on finit par s’y faire, c’est comme la soupe à l’ail. Pour lors donc, quand je croirai