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gagner deux ou trois sous, s’empresse de dire oui. Au bout de dix jours, voilà le Piémontais qui s’écrase un pied sous une pierre. On le rapporte chez nous, on court chercher la Josette Desbiez, qui était de son temps une fameuse rhabilleuse, et nous voilà soignant le Piémontais de notre mieux. Moi, qui m’étais déjà habituée à lui par rapport à ce qu’il me disait toujours bonjour, tandis que ceux de Vuillafans ne me disaient rien du tout, cela me faisait une peine extrême de le voir ainsi malade. Un jour qu’il avait entendu ma mère me quereller par rapport à notre connaissance, il me dit de ne pas avoir peur, qu’aussitôt qu’il serait guéri, il irait chercher ses papiers pour nous marier, et qu’il m’emmènerait dans son pays. Moi, je comptais là-dessus comme « bon Dieu bonne âme. »

« Au bout d’un mois, voilà donc qu’il part, en me disant qu’il reviendra bientôt. J’attends un mois, rien n’arrive ; mais je me disais que son pays était peut-être trop loin pour qu’il pût être déjà de retour. J’attends deux mois, rien n’arrive, et cependant je commençais à m’apercevoir que je n’irais pas jusqu’au bout de l’année sans avoir bien besoin de le revoir. J’attends trois mois, toujours rien. Je me dis alors qu’il était peut-être malade, et je ne lui reprochais à part moi que de ne pas donner au moins de ses nouvelles. Au bout de quatre mois, plus moyen d’attendre. — Qu’est-ce que dira le monde ? commençai-je à me demander. Là-dessus la peur me prit, et un beau matin je levai la semelle sans rien dire à personne. J’allai droit à Besançon. Là, je cherchai à gagner ma vie en lavant la lessive à la barque sur le Doubs, mais ça n’a pas duré. Pour que personne ne pût arriver à me bien connaître, j’étais obligée de changer de gîte à tout moment. Quand je ne pus plus tenir en ville, je me mis à rôder par les villages, tantôt en mendiant et tantôt en travaillant. La nuit, je couchais sur le foin, à l’écurie, au coin d’un bois, n’importe où. Ah ! dites donc, j’en ai vu de grises, comme on dit. Pour lors, voilà que, le moment venu, j’étais au milieu d’un bois. Je m’en tirai comme je pus. C’était un beau gros garçon. Quand je dis qu’il était beau, ça n’est pas étonnant ; vous savez le proverbe : Peute chatte, beau minon, — Qu’est-ce que dira le monde ? me demandai-je encore une fois. Me voilà obligée de gagner la vie d’un autre, juste au moment où je ne pouvais plus seulement gagner la mienne. M’en retourner avec mon pauvre petiot chez nous, c’était impossible. Il me semblait que ma mère lui eût arraché les yeux et à moi aussi. Continuer à vivre ainsi errante par le monde, sans pouvoir le soigner, il aurait été trop malheureux ; c’est alors que je pensai à l’hospice… »

La grande Hirmine s’arrêta tout à coup en faisant un effort comme pour étouffer un sanglot, puis elle reprit :

« Oui… à l’hospice. Là, au moins, me disais-je, il sera bien