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c’est en avoir aussi l’invincible besoin, car alors il n’y a plus moyen de se contenter d’un autre. Donc, sans cet affreux malheur, ma vie à moi était murée d’avance. J’aurais fini peut-être par épouser un jour une autre femme, mais pour la rendre malheureuse en étant malheureux moi-même. Quand on se sent à la hauteur du plus, on ne peut pas se résigner au moins. Cet apparent malheur n’est en définitive que la nébuleuse aurore des joies sereines qui me sont peut-être réservées. Peut-être ! oui, voilà le nœud de la question. Si je n’arrive pas à le trancher, ce sera bien ma faute. La pauvre Lucie n’a guère le cœur plein que des souvenirs de son père et de son enfance. Qui me dit que dans ces souvenirs-là je n’ai pas aussi depuis bien longtemps ma place ? Le présent est triste, oui ; mais le passé a eu ses charmes, et l’avenir peut les faire revivre.

Il y avait deux jours que nous étions installés à Berne, et j’y avais trouvé déjà quelque travail, quand je reçus une réponse de Pidoux. Mon camarade m’envoyait le passeport qu’on avait délivré à une jeune femme de chambre arrivée tout récemment de Louesche. Ce passeport pouvait à la rigueur convenir à Lucie. Pidoux m’apprenait en même temps qu’on avait arrêté l’avoué Protet à Vuillafans sous la prévention de plusieurs faux et même d’assassinat. On avait aussi arrêté sa belle-mère par suite de la brusque disparition de la femme de l’avoué. Mme Groscler était donc impliquée dans une accusation d’assassinat ! Cette idée me fît frissonner. C’est la grande Hirmine qui nous avait décidés à fuir par des raisons que j’avais acceptées d’abord comme irréfutables ; mais était-ce bien réellement là le parti que nous eussions dû prendre ? Allais-je laisser cette femme sous le coup d’une prévention pareille ? Et comment faire pour l’en tirer ? Mille doutes affreux assaillaient à la fois mon âme. Si grand que soit le crime, n’est-ce pas un crime aussi que de s’en trop venger ? À l’instant même où je n’avais plus de guide, plus de refuge que ma conscience, je la sentais donc torturée par tous les points !

Nous nous étions établis dans une petite chambre à alcôve et à cheminée qui nous coûtait vingt francs par mois. Cette chambre était suivie d’un petit cabinet borgne. Lucie avait été fort contristée de me voir coucher là sur le canapé que j’y transportais tous les soirs, mais les exigences de notre budget et mes protestations sincères que je m’en trouvais fort bien avaient fini par calmer ses scrupules.

Si poignante que fût notre situation, je parvenais néanmoins quelquefois dans mes rêves à la regarder pour ainsi dire comme non avenue, et à espérer tout gratuitement que cela ne durerait que quelques jours. J’avais tellement présens à la mémoire la configuration des lieux, le son de voix des personnes dont nous étions séparés, que le sentiment des distances de temps et d’espace s’évanouissait