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complétement. Lucie était aussi, sans qu’elle s’en rendît compte, dans des dispositions toutes pareilles. Souvent le soir, quand nous n’avions plus rien à lire, nous causions à voix basse des souvenirs de notre enfance, mais sans toucher jamais aux faits ni aux personnes qui nous avaient imposé cet exil. Notre petite chambre était simple, mais propre, et donnait de loin sur la rivière. Mes trois francs par jour nous faisaient soixante-douze francs par mois. Une fois notre loyer prélevé là-dessus, il ne restait certes pas de quoi mener grande vie. Lucie, le comprenant, songea à y suppléer au moyen de quelques travaux de femme ; mais, sauf la couture ordinaire, elle ne pouvait guère recourir qu’à la broderie. J’abondai cependant dans cette idée, bien moins, hélas ! dans l’espoir d’un profit très problématique qu’afin de lui savoir une préoccupation bienfaisante, où elle puiserait peut-être quelque satisfaction personnelle. La broderie finie, il fallait la vendre. Bien qu’à vil prix, je n’y réussissais pas toujours. Alors, pour lui en épargner l’aveu, je profitais de toutes les occasions qui s’offraient de travailler la nuit, ce qui finissait par maintenir notre budget à environ deux francs par jour.

Pourquoi insisterais-je ici sur les tristes détails de cette lutte contre la misère ? Faut-il l’avouer ? les préoccupations de la vie matérielle deviennent si absorbantes dans des conditions pareilles, que je ne pensais plus guère à autre chose. Trouver en rentrant Lucie les yeux sans larmes était devenu pour moi le bonheur suprême. L’habitude de notre vie à deux avait d’ailleurs fini par simplifier beaucoup de nos rapports, en leur donnant sinon plus de familiarité, du moins une certaine teinte que je regardais comme plus fraternelle. Lucie me semblait avoir avec moi plus d’abandon. Quant à moi, j’étais sûr d’éprouver beaucoup moins de gêne. La vie de privations volontaires que je m’étais imposée n’était plus de mon âge ; je ne tardai pas à en ressentir des atteintes qui m’inquiétèrent fortement à l’idée de tomber tout à coup malade. Pour ne pas en arriver à cette triste extrémité, je me remis donc à une alimentation plus régulière, au risque, hélas ! de m’endetter comme tant d’autres, sans entrevoir même la possibilité de m’acquitter jamais. Un jour, en rentrant chez moi, je trouvai Lucie tout en larmes. La femme de l’hôtelier à qui je devais une assez forte somme, fatiguée d’attendre un paiement que je remettais de jour en jour, était venue la poursuivre de ses invectives. Je pris Lucie avec transport dans mes bras pour la porter sur le canapé. Là, sans dégager mon bras qui enveloppait sa taille, je me mis à écarter les belles boucles de ses cheveux qui lui voilaient le visage, et tout à coup, par l’effet d’un entraînement que je n’avais pas même eu le temps de prévoir, je sentis mes lèvres fiévreuses humer les larmes qui inondaient ses joues. Soit surprise, soit accablement, soit entraînement pareil au mien, la pauvre Lucie ne