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la dépouille de Lucie, je repris dans le secrétaire les affiches du poulailler et du chien perdu, le petit morceau de tresse bleue et le foulard rouge de la grande Hirmine ; je mis tout cela bien soigneusement dans ma poche. Je pris ensuite mon petit paquet de hardes sous mon bras, et je dis à Mme Groscler : — Madame, vous êtes ici maintenant chez vous. Le bail de cette chambre vient d’être fait pour trois mois. Il reste cinq cents francs dans un tiroir de ce secrétaire dont voilà la clé. — Et là-dessus je sortis.

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Voilà donc enfin que j’ai terminé ma tâche. Est-il bien sûr, mon pauvre Tanisse, qu’en relisant ces pages, tu en tireras les résultats calmans que tu avais en vue ? Pourquoi pas ? Si j’y ait dit le mal, j’y ai dit aussi le bien. Le bien et le mal, — on n’est homme qu’à cette double condition, et je trouve qu’il n’y a pas plus à rougir de l’un, quand on a été sincère, qu’à se pavaner de l’autre. L’homme, dit-on, n’est ni ange ni bête, et sitôt qu’il cherche à faire l’ange, il n’arrive qu’à faire la bête. C’est mon avis ; aussi je prétends rester homme, ni plus ni moins, tel que Dieu m’a fait. À ceux qui sont sûrs d’avoir atteint la perfection en tout, je laisse le soin charitable de me jeter la pierre.

Oui, elle est morte, ma pauvre Lucie ; morte, la grande Hirmine ; morte, ma mère ; mort, mon père. Voilà pourtant toutes les victimes, tous les dévouemens, tous les amours, et même tous les crimes qu’il a fallu pour faire de moi l’homme que j’étais à vingt-cinq ans ! Beau résultat, en vérité, pour une élaboration pareille ! Mais que dis-je ? Non, il n’est pas vrai que j’aie été le but et la cause de tout cela, pas plus que le naufragé qui parvient à gagner seul le rivage n’est cause de la tempête qui a englouti son vaisseau.

Oui, sans doute, pour moi, le chemin de la vie a été rude, mais je n’y ai pas moins marché à peu près toujours dans mes propres chaussures, et quand mes propres chaussures ont été en lambeaux, je n’en ai pas moins continué à marcher en avant, au risque de m’ensanglanter les pieds au tranchant des cailloux. Ce que j’ai fait, je le ferais encore. L’accablement m’est venu parfois, mais non pas le doute. Je ne réclame de la destinée ni passe-droit ni faveur ; seulement je ne suis ni humble ni orgueilleux. Si l’orgueil égare, l’humilité énerve, je ne veux ni de l’un ni de l’autre ; au lieu de tout cela, je me contente d’être fier et non pas vain. La fierté est la conscience de notre force, ou tout au moins de notre dignité personnelle, tandis que la vanité est l’aveu implicite du contraire. La fierté fait les hommes libres, la vanité fait les parasites. Oui, tout cela, c’est très bien. Et cependant, voyons, là, franchement, la main sur la conscience, est-il bien sûr, mon cher Tanisse, que cette pauvre Lucie, d’ailleurs si