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de les écarter sans témoigner aucune défiance. Lorsqu’il perdit Isabelle, après seize ans d’un bonheur sans trouble et sans nuage, il la pleura comme il avait pleuré sa mère, et, dans une lettre écrite quelques jours après sa mort, il lui rendit pleine justice. Il ne la regretta pas seulement parce qu’il l’aimait, parce qu’elle répondait à sa tendresse, mais parce qu’elle était excellente et méritait l’estime et l’admiration de tous par l’élévation de son esprit, par la douceur inaltérable de son caractère, par sa piété sans ostentation. S’il eût été jaloux, s’il eût été trompé, aurait-il ainsi parlé d’Isabelle ? On dira peut-être qu’il imitait la générosité de Marie Pipeling pour Jean Rubens; mais si la conduite de sa mère offre un exemple difficile à suivre, elle n’est pas difficile à comprendre, car il s’agissait de sauver la tête de son mari. Après la mort d’Isabelle, Rubens, soumis à la même épreuve que sa mère, n’avait qu’à se taire : le pardon même ne lui prescrivait pas le mensonge.

Quatre ans après cette perte, qui lui avait semblé irréparable, il ne craignit pas d’épouser une jeune fille de seize ans, Hélène Fourment, qui était sa nièce par alliance; il avait alors cinquante-trois ans : c’était jouer gros jeu. De la part d’un homme qui avait vécu à la cour, qui connaissait le monde et le train des mœurs de son temps, on a peine à concevoir une telle imprudence, et pourtant il ne paraît pas qu’il ait eu à s’en repentir. Le mari d’Armande Béjart avait quarante ans lorsqu’il commit la faute qui devait empoisonner sa vie. Rubens, arrivé à l’âge de cinquante-trois ans, ne recula pas devant l’évidence du danger, et la calomnie, qui avait traité si méchamment la mémoire d’Isabelle Brandt, n’a pas même effleuré celle d’Hélène Fourment. Elle oubliait les rides de son mari en contemplant l’immortelle jeunesse de son génie. Dans l’espace de dix ans, elle lui donna cinq enfans, et les contemporains ne lui reprochent pas un seul jour d’égarement. Toutefois, malgré le bonheur que Rubens trouva dans son second mariage, je n’oserais proposer son exemple à personne, même aux hommes d’un génie avéré. Espérer combler par la gloire un intervalle de trente-sept ans sera toujours une grande témérité. Si l’orgueil joue souvent un grand rôle dans l’amour, le bonheur de porter un nom éclatant suffit bien rarement à contenter pendant dix ans le cœur d’une jeune femme. Le sort de Rubens peut donc être considéré comme un sort privilégié. Son imprudence ne lui a pas coûté un regret. La jeunesse et la beauté d’Hélène Fourment ne lui ont pas suscité un rival. Entouré de ses enfans, il partageait ses journées entre son art et les devoirs de famille. Son génie ne doit rien au malheur. Il s’est rencontré parmi ses biographes des esprits quinteux qui ont cherché à expliquer le caractère de ses compositions par le bonheur constant de sa vie. Peu s’en faut qu’ils ne