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la portée de cette menace, on doit se rappeler que les voyageurs et leur escorte sont hébergés et nourris aux frais du préfet, en sorte que celui-ci est naturellement très désireux de les voir partir et très effrayé pour sa bourse de les voir rester. Aussi, après quelques pourparlers, le jugement de Tchao est accordé, et le magistrat a tant de hâte d’en finir, qu’à minuit il envoie prévenir les missionnaires que le tribunal est prêt et que l’audience va s’ouvrir. « Nous fûmes introduits, dit M. Huc, dans la salle d’audience, qui était splendidement éclairée par de grosses lanternes en papier de diverses couleurs. Une multitude de curieux, parmi lesquels devait se trouver un grand nombre de chrétiens, encombrait le fond de la salle. Les principaux mandarins de la ville et nos trois conducteurs se trouvaient, à la partie supérieure, sur une estrade élevée, où on avait disposé plusieurs sièges devant une longue table. Aussitôt que nous fûmes arrivés dans ce sanctuaire de la justice, les magistrats nous firent l’accueil le plus gracieux, et le préfet nous dit qu’il fallait prendre place aussitôt pour commencer vite le jugement. La situation était critique; comment allait-on se placer ? Personne ne paraissait bien fixé sur ce point, et notre présence semblait donner au préfet lui-même des doutes sérieux au sujet de ses prérogatives : il avait bien sur le devant de sa tunique de soie violette un dragon impérial richement brodé en relief; mais nous portions, nous, une belle ceinture rouge. Le préfet avait un globule bleu, et nous autres nous étions coiffés d’un bonnet jaune. Après quelques instans d’hésitation, nous nous sentîmes une telle surabondance d’énergie, que nous éprouvâmes le besoin de diriger nous-mêmes les débats. Nous allâmes donc nous installer fièrement sur le siège du président, et nous assignâmes à nos assesseurs la place qu’ils devaient occuper à droite et à gauche, chacun suivant le degré de sa dignité. Il y eut dans l’auditoire un petit mouvement d’hilarité et de surprise qui n’avait pourtant aucun caractère d’opposition. Les mandarins se trouvèrent du coup complètement désorientés, et se placèrent, comme des machines, selon qu’il leur avait été dit. » Après ce coup d’état, la séance fut ouverte. Les missionnaires, qui avaient comparu pour leur propre compte devant le tribunal de Tching-tou, étaient assez au courant de la procédure; ils firent donc toutes choses selon les règles. D’abord ils placèrent sur la table le corps du délit, c’est-à-dire la lettre et le paquet, dont le mandarin auteur de la saisie reconnut l’identité, puis ils firent passer ces deux paquets sous les yeux de tous les juges, pour que ceux-ci fussent en mesure d’apprécier le délit en parfaite connaissance de cause. Ces préliminaires accomplis par le ministère d’un huissier qui était «coiffé d’un bonnet de feutre noir taillé en pain de sucre et orné de longues plumes de faisan, » l’accusé Tchao fut introduit devant le