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romances qui, du XIVe au XVIe siècle, ont développé librement la tradition du héros de Valence, ont anobli la sauvage physionomie tracée par l’auteur inconnu du Poema del Cid. Le Roland de Théroulde est empreint d’une dignité homérique; le Cid du poème espagnol est encore attaché par maints endroits à la réalité fâcheuse que les imaginations vont idéaliser de siècle en siècle. Roland se bat pour la France, pour la douce France, pour le pays de l’empereur Charles, à la barbe blanche et fleurie; le Cid se bat pour avoir de quoi manger. Quelle différence dans leur histoire primitive ! quelle différence aussi dans la destinée que le temps leur a faite ! Le Roland de Théroulde descend bientôt de cette dignité idéale où l’avait placé le poète du XIIe siècle ; le Cid du vieux poète castillan gravit d’année en année ce faîte lumineux où, transfiguré par la foi d’un peuple, il devient une personnification plus qu’humaine de l’héroïsme. Quatre siècles après Théroulde, Roland n’est plus qu’un personnage romanesque dont s’amuse la fantaisie de l’Arioste, et c’est à ce moment-là même que Philippe II demande à la cour de Rome la canonisation du Cid! Voilà certainement de singuliers contrastes. Que la noble figure de Roland s’altère et se décompose, que le doute succède à la foi et le sourire à l’émotion austère, c’est là certes un phénomène attristant, mais ce fait ne saurait surprendre l’historien des idées : nous y voyons, dans un exemple célèbre, la destinée même du moyen âge. L’objet de notre surprise, c’est bien plutôt la fortune extraordinaire de la légende du Cid. Quoi! il y a une figure toute chevaleresque dont le moyen âge a fait son culte, et quand le moyen âge déchue, cette figure grandit sans cesse ! Le sourire incrédule de l’esprit moderne ne remplace pas ici la foi des premiers temps ! La légende s’embellit chaque jour de richesses nouvelles, le héros se moralise et se purifie dans l’imagination de tous, et ce héros appartient à la patrie de Cervantes ! L’historien de la poésie veut avoir la clé de ce mystère, il veut savoir si c’est le caractère du héros ou le caractère du peuple tout entier qui explique cette dérogation aux lois de l’esprit humain; il interroge avidement l’obscure légende, il s’adresse au Cid, et lui dit comme Gil Vicente dans la plus charmante de ses comédies : « Répondez, au nom de Dieu, seigneur, qui êtes-vous ? (Decidnos, por Dios, señor, quien sois vos ?)

On s’est beaucoup occupé depuis cinquante ans de la biographie du Campeador. En 1805, le grand historien Jean de Müller, publiant une nouvelle édition des romances de Herder, composa une histoire du héros qui est une des œuvres les plus remarquables de cette littérature du Cid, comme s’expriment nos voisins. Inspiré par sa vive sagacité historique, Jean de Müller avait deviné que le Poema del Cid, confronté avec les événemens et les dates, devait servir de base à une restitution de la réalité. Deux ans après, don Manuel José Quintana, dans le premier volume de ses Vidas de Españoles celebres (Madrid, 1807), publiait aussi une Vie du Cid réputée classique dans son pays. En 1808, paraissait la Chronique du laborieux poète anglais Robert Southey (Chronicle of the Cid), où l’histoire du Cid, puisée dans les romances et les récits du moyen âge, est un complément heureux de la belle tentative de Jean de Müller. Robert Southey avait un oncle, M. Herbert Hill, ecclésiastique d’un rare mérite et amateur éclairé des littératures romanes, qui