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la bibliothèque du couvent de Saint-Isidore, le manuscrit d’une très ancienne histoire du Cid commençant par ces mots : Hic incipit gesta de Roderici Campidocti. Or, cette Historia Roderici (c’est le titre sous lequel la publiait Risco) contenait des détails tout à fait inattendus, qui contrariaient singulièrement l’héroïque idéal des romances. On y voyait, par exemple, que le Cid s’était mis plusieurs fois au service des princes arabes; on le voyait agir comme un chef de bandes, comme un condottiere ambitieux et cupide, sans le moindre souci de la religion, sans respect de sa foi et de la parole jurée. C’était le Cid de la réalité en face du Cid des romances, le vrai Cid barbare du XIe siècle opposé subitement au Cid de la chevalerie. Jean de Müller n’avait pas mis en doute l’authenticité du manuscrit, et il avait fait usage de la découverte du père Risco; mais l’année même où Jean de Müller publiait sa biographie du Cid, le jésuite espagnol Masdeu, dont l’érudition confuse n’était pas animée par une très vive intelligence du moyen âge, déclara, dans le vingt-deuxième volume de son Histoire d’Espagne, que le texte imprimé par Risco n’était qu’un tissu de fables absurdes. Bien plus, il prétendait avoir cherché inutilement ce précieux manuscrit, et de négation en négation, il allait jusqu’à nier l’existence même du Cid. Le père Risco se disposait à relever le défi du jésuite quand la mort l’emporta; Masdeu mourut lui-même peu de temps après, et la discussion se trouva subitement arrêtée, laissant beaucoup de doutes et d’obscurité dans les esprits. Enfin en 1820 les deux traducteurs espagnols de Bouterweck, MM. de la Cortina et Hugalde y Mollinedo, prouvèrent que le manuscrit existait et donnèrent un fac-similé des cinq premières lignes du texte. Il y avait donc là bien évidemment un document nouveau, un document dont il fallait sans doute contrôler l’inspiration et discuter la valeur, mais qu’il était impossible de ne pas placer auprès des autres témoignages dont nous parlions tout à l’heure, la chanson de geste publiée par Sanchez, la Cronica general d’Alphonse le Savant, et la Cronica del Cid du couvent de Cardeña.

D’autres documens vinrent bientôt s’ajouter à ceux-là. M. Francisque Michel publia en 1846, dans les Annales de Vienne, comme appendice à un savant travail de M. Ferdinand Wolf, un fragment mélangé de vers et de prose intitulé Cronica rimada de las cosas de España. Ce manuscrit, signalé déjà par don Eugenio de Ochoa et par l’allemand Huber, contient l’histoire d’Espagne depuis le roi Pelage jusqu’à Ferdinand le Grand. Bien que ce tableau embrasse trois siècles, le sujet principal est le siècle de Ferdinand le Grand, et le héros est Rodrigue de Bivar. Or, dans la Cronica rimada comme dans l’Historia Roderici, le Cid apparaît çà et là sous un jour absolument contraire à l’inspiration des romances. N’y cherchez pas, par exemple, les amours de Rodrigue et de Chimène; Rodrigue épouse Chimène comme s’il y était contraint, et si le roi Alphonse la lui donne, c’est dans un pur intérêt politique. Le Cid de la Cronica rimada est un chef altier, violent, indiscipliné, qui se met sans cesse au-dessus du roi, et de quel roi, je vous prie ? au-dessus de ce Ferdinand Ier qui porta de si rudes coups à la puissance des Mores. « J’aimerais mieux, dit le Cid à Ferdinand, ressentir la plus vive des souffrances que de vous voir mon seigneur. » Quand il s’approche du roi pour lui rendre hommage, il a l’air si terrible avec sa longue épée, que le