Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/296

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne méconnaîtra, je pense, le sentiment d’amour avec lequel cette étude a été entreprise et conduite. » C’est là, en effet, l’originalité de cette exposition de la littérature espagnole au moyen âge; M. Clarus est passionné pour son sujet. Il aime le moyen âge dans tous les pays de la chrétienté, il l’aime particulièrement en Espagne. Il l’aime, non pas à la façon de nos enthousiastes de parti pris qui en parlent sans le connaître; il l’aime, non pas en haine du monde moderne et de ces transformations de mœurs et d’idées qui ne sont que la croissance régulière du genre humain; il l’aime pour ses franches allures, pour sa liberté naïve, pour ce premier essor de l’esprit qui a tant de fraîcheur et de charme. L’enthousiasme de M. Clarus l’induira quelquefois en erreur; l’ensemble du moins porte un caractère évident de vérité, et ce vif amour de l’écrivain pour son sujet a souvent éclairé l’érudit autant qu’il inspirait l’artiste. On a beaucoup écrit sur le Poema del Cid; je n’ai lu nulle part une analyse plus fidèle et une plus juste appréciation de ce monument. Avant M. Clarus, on ne s’était attaché qu’à des fragmens épars. M. de Sismondi seul avait suivi jusqu’au bout le récit du vieux chanteur, mais en le décolorant par une froide analyse; l’enthousiasme intelligent de M. Clarus est un guide que j’aime à recommander. Lisez le texte espagnol après avoir étudié les pages de l’historien allemand, et sous ces vers incultes vous découvrirez de merveilleux instincts. Le génie épique est là. Je ne parle pas seulement de ces formes naïves, de ces répétitions solennelles qui rappellent le langage d’Homère, tant il est vrai que des situations analogues engendrent les mêmes habitudes de pensée et de style ! Il y a certes beaucoup de charme dans ces appellations réitérées : Mon Cid, mon Cid Ruy Diaz, mon Cid Campeador, celui qui est né dans une heure propice, celui qui a ceint son glaive dans une heure bénie, — que en buen ora nasco, que en buen ora cinxo spada. Si c’étaient là cependant les seules qualités homériques de la Chanson du Cid, mieux vaudrait n’en rien dire; mais quelle force, quelle vivacité dans les peintures ! Comme les passions sont ardentes et sincères ! Comme les sentimens primordiaux de l’humaine nature, l’amour de l’homme pour sa compagne, l’amour du père pour sa fille, sont habilement associés aux sentimens plus complexes de l’honneur féodal ! Quel art aussi dans les contrastes ! Les infans jouent dans la Chanson du Cid le même rôle que Ganelon dans la Chanson de Roland. Ajoutons que la satire, l’ironie plaisante et familière, chose rare chez ces poètes primitifs, apparaît çà et là dans plusieurs scènes sans nuire à la gravité de l’ensemble : le lion du Cid courbant le front devant son maître, le Campeador saisissant l’animal par la nuque et allant le remettre en cage, tandis que les infans tremblent de peur dans leurs cachettes, c’est là un tableau tout composé qui devrait tenter un peintre de genre. Ce qu’il faut surtout signaler, c’est la grandeur du sentiment féodal. Quelle fierté homérique dans l’attitude du Cid ! « Don Rodrigue devant le roi Alphonse, dit très bien l’éloquent Ozanam, c’est Achille devant Agamemnon[1]. »

On n’a peut-être pas assez remarqué combien cette chanson de geste était le fondement des principales romances consacrées au Cid. La Chanson du

  1. Pèlerinage au pays du Cid, Paris 1854.