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Cid a été écrite au XIIIe siècle; du XIIIe au XVIe, tous les auteurs de romances ne font que reprendre et dessiner avec plus d’art les scènes variées du poème. Il y avait d’abord eu un premier travail au sein de la conscience populaire : c’était celui par lequel le Cid de la réalité, le Cid barbare que nous avons vu tout à l’heure devenait le glorieux représentant de la croisade espagnole. Du XIe au XIIIe siècle une grande partie de cette transformation est accomplie : le Cid de la chanson de geste est déjà, comme le Cid du Romancero, un modèle de patriotisme et de dévouement religieux. Ce caractère s’épurera dans les romances, mais il est évident qu’il existe. Sur certains points seulement la tradition n’a pas encore inventé, au début du XIIIe siècle, tout ce qui composera plus tard cette merveilleuse légende. Le Cid amoureux, — je ne dis pas le Cid passionné qui exprime si noblement la lutte du devoir et de l’amour, celui-là est la création de Corneille, — le Cid amoureux, brillant, chevaleresque, le Cid de certaines romances et de Guillen de Castro, n’apparaît pas encore dans le vieux poète. Les plus récens éditeurs du Romancero, M. Depping dans sa collection si précieuse, M. Damas-Hinard dans son élégante traduction, ont adopté, pour la commodité du lecteur, une division fondée sur la nature de ces petits poèmes, — romances historiques, romances chevaleresques, romances moresques. Rien de mieux assurément à cause de l’incertitude des dates; mais, sans vouloir préciser des dates pour des poèmes transmis de bouche en bouche et remaniés sans doute plus d’une fois par l’inspiration populaire, ne pourrait-on pas tenter une division d’un autre genre ? A telle époque l’esprit féodal est en révolte ouverte, à telle autre il s’adoucit; cette date est celle des sentimens chevaleresques qui s’éveillent, celle-ci rappelle le progrès de l’enthousiasme religieux, à cette autre se rattachent les rapports de l’Espagne avec la France. On marquerait ces progrès, ces transformations ou seulement ces incidens de la vie publique, et on les retrouverait dans les chants populaires. Quel curieux tableau que celui des romances distribuées dans cet ordre, selon la progression historique des idées et des mœurs ! Les idées, les mœurs, les intérêts, les passions de chaque période se reflètent ainsi pendant quatre cents ans sur la figure consacrée du Campeador, et c’est en ce sens qu’il faut répéter les expressives paroles de Corneille : « Ces sortes de petits poèmes sont comme les originaux décousus de leurs anciennes histoires. »

On peut recommander cette distribution nouvelle des romances aux érudits habiles qui défrichent si vaillamment ce beau sujet. C’était naguère un sol abandonné; c’est aujourd’hui un domaine qui s’enrichit de jour en jour. Sans parler de M. Damas-Hinard, que M. Magnin a déjà apprécié ici même, de laborieux critiques en Italie, en Allemagne, en Espagne, ont consacré leurs veilles à l’étude du Romancero. Un écrivain italien, M. Pierre Monti, a publié à Milan en 1850 une intéressante traduction en vers des principales romances espagnoles (Romanze storiche e moresche e Poesie scelte spagnuole, tradotte in ver si italiani). Ce n’est pas la première fois que l’Italie s’occupe du moyen âge espagnol; un poète lyrique peu connu en France, mais qui a été, avant Manzoni lui-même, le promoteur du mouvement national qui régénérait les lettres italiennes, avait déjà traduit avec beaucoup d’habileté une centaine de vieilles romances bien choisies. je parle de Giovanni Berchet, poète généreux et critique enthousiaste, qui rassembla autour de lui les jeunes chefs