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par la ruse ou la force. Quelquefois le poète nous montre des rois même coupables de ces violences; le plus souvent le roi est le gardien de la justice et le refuge du vassal outragé. Voyez la Niña de Plata, la Belle aux yeux d’or, comme traduit M. Damas-Hinard; voyez surtout Peribanez et le Commandeur d’Ocaña. Quel intérêt ! quelles ressources d’imagination! Dans tous ces tableaux de genre, Lope de Vega est un maître sans pareil. Il a le secret de la vie, et l’on entend retentir, au milieu de ces intrigues trop compliquées, des cris de passion sortis du cœur et des entrailles. Les pièces mêmes où l’on regrette que le but soit manqué abondent en traits de génie. Si l’on compare l’Honrado Hermano à l’Horace de Corneille, on voit nettement toute la distance qu’il y a de la tragédie au drame romanesque, et cependant quelles inspirations de détail! Lorsque la Julie de Lope de Vega, voyant revenir son frère Horace chargé des dépouilles de son amant, lui crie avec une fureur où éclate toute son âme : « Ta victoire n’est pas complète ! Il faut que tu me frappes, moi aussi : je suis Curiace, moi! Yo soy Curiacio, yo soy ! » un tel cri assurément est de ceux qui rachètent bien des fautes. Imaginez d’après cela le charme de ses tableaux, quand toutes ces vives qualités d’intérêt et de passion peuvent se déployer dans le cadre qui leur convient! Ses comédies surtout seront souvent des merveilles d’élégance. Ce n’est pas la grande comédie, celle qui reproduit la nature même et crée des types où se reconnaît l’humanité; c’est une comédie à part, où la fantaisie de Shakspeare s’unit à l’intérêt d’une intrigue habilement nouée. Anecdotes et imbroglios sont ici bien à leur place, et de gracieuses figures, dessinées d’une touche légère, passent et repassent sur cette trame étincelante. Le Secrétaire de soi-même, le Chien du Jardinier, les Miracles du mépris, l’Hameçon de Phénice, la Belle mal mariée, Aimer sans savoir qui, et surtout le Grand Impossible, dont M. Alfred de Musset a donné dans la Quenouille de Barberine une contre-partie si charmante, voilà peut-être les meilleurs titres de Lope de Vega. Néanmoins son grand titre avant toute chose, c’est cette verve féconde qui créait non-seulement des drames et des comédies, mais des poètes. Son action sur tous les théâtres européens a été immense. Tantôt cette influence est directe, tantôt elle s’exerce par l’entremise des dramatistes espagnols qu’il suscitait autour de lui; sous l’une ou l’autre forme, il est impossible de la nier. « Quand je vois dans une comédie des inventions ingénieuses, dit M. Guillaume de Schlegel, quand j’y vois de la hardiesse, de la gaieté et un facile développement d’intrigue, je n’hésite pas à prononcer qu’elle est d’origine espagnole, lors même que l’auteur ne s’en douterait pas lui-même et croirait avoir puisé à une source plus voisine. » Atténuez l’exagération de ces paroles, elles s’appliqueront surtout à Lope de Vega. Descartes demandait la matière et le mouvement afin de créer un monde; la matière et le mouvement, voilà ce que Lope a fourni au drame; d’autres viendront, et le théâtre moderne sera créé. Shakspeare ne lui doit rien, mais Corneille et Molière tireront de ces élémens confus des œuvres immortelles, et dans le pays même de Lope des écrivains comme Calderon et Alarcon sauront s’élever, sous l’impulsion de son génie, à un idéal qu’il ne soupçonnait pas. Si M. de Schack avait apprécié ces choses avec plus de précision, il n’aurait pas sacrifié, comme il l’a fait, toute cette poésie moderne dont Lope de Vega indique surtout le lumineux essor.