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Injuste envers le théâtre anglais, puisqu’il le met au-dessous du théâtre espagnol, injuste même envers l’auteur du Prince Constant et l’auteur du Tisserand de Ségovie, puisque les quinze cents comédies de Lope lui paraissent le degré suprême de l’art, pouvons-nous être surpris que M. de Schack ait dépassé, en jugeant notre théâtre, toutes les injustices et toutes les bévues dont la critique allemande, depuis Guillaume de Schlegel, s’est montrée si prodigue ? Écrire l’histoire du théâtre en Espagne, quelle excellente occasion d’immoler les poètes de la France! Guillen de Castro porte sur la scène la grande figure du Cid; il écrit une œuvre que j’admire autant que personne, une œuvre où toutes les romances du Cid, romances héroïques ou religieuses, sont reproduites avec une poésie enthousiaste, mais qui ressemble plus à une épopée en dialogue qu’à un drame véritable. Corneille s’inspire de cette composition épique; il en traduit quelques scènes, et surtout, au milieu de cette longue biographie du héros, il découvre un trait vaguement indiqué par le poète espagnol, la lutte du devoir et de la passion; son instinct de la haute poésie lui dit que tout le drame est là; il s’empare de cette idée, il la féconde et en tire cette œuvre enchanteresse que l’Europe entière, du vivant même de l’auteur, a saluée de ses acclamations. C’est ainsi que la question se présentait jusqu’ici, même aux yeux de ces critiques allemands qui jugent encore la poésie et les arts de la France avec les passions de 1813. Schlegel n’avait pas lu la pièce de Guillen de Castro; il croit seulement que le poète français a suivi le plan de la pièce espagnole, et sans s’expliquer davantage sur l’originalité de l’œuvre, il ne dissimule pas le plaisir que lui cause dans les vers de Corneille cette noble lutte de l’amour et de l’honneur. Voyez avec quelle intelligence M. de Schack va réparer les fautes de Schlegel ! Toute la poésie, toute la puissance pathétique de Guillen de Castro a disparu dans la pièce de Corneille. Corneille est plat. Corneille est gauche. Corneille est sec et stérile. Corneille ne fait que coqueter à la française avec ces fiers sentimens d’honneur que déploie si bien l’auteur des Mocedades del Cid. Quant à la forme, elle est digne du fond; l’œuvre française est la parodie de l’œuvre espagnole, et si Corneille a reçu le nom de Grand, ce fut sans doute par ironie. Que vous semble de cette diatribe dont j’adoucis les termes ? Je pensais que M. de Schack était un de ces esprits attardés comme il y en a longtemps encore après les réactions violentes; j’espérais qu’une appréciation de cette force devait être ridicule partout, à Berlin et à Leipzig aussi bien qu’à Paris. Illusion trop confiante! cette page a été fort bien accueillie au-delà du Rhin, et les traducteurs allemands de M. Ticknor, mécontens de voir M. Ticknor trop indulgent, disent-ils, pour le Cid de Corneille, ont cité en note, comme un correctif indispensable, la sentence de M. de Schack. Ce n’est rien encore, M. de Schack a trouvé le moyen de faire mieux. A propos des comédies de Lope de Vega, il rencontre Molière sur son chemin, et il s’écrie superbement : « Celui qui cherche dans les comédies des tableaux de conversation prosaïquement empruntés à la nature, des imitations ponctuelles d’une réalité commune, des personnifications de vices et de folies avec des types de moralité formant contraste, celui qui va au théâtre pour entendre d’amères invectives et des explosions satiriques, ou bien pour voir de ces scènes grossièrement bouffonnes qui provoquent un rire de paysan, celui-là fera bien de ne pas s’approcher de Lope de Vega et de se dédommager avec