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peint bien cette insouciance dont je parle. Après les glorieuses conquêtes de Séville et de Cadix, le roi Ferdinand le Saint vient de mourir; en entrant au paradis il rencontre le grand patron de l’Espagne qu’on révère à Compostelle, et il lui demande d’assurer à jamais la prospérité de sa patrie. — Que lui souhaites-tu ? répond saint Jacques. — D’abord, un beau climat. — Accordé. — Une fertilité inépuisable; que le blé, la vigne et l’olivier lui rendent chaque année de magnifiques récoltes. — Accordé. — Donne à ses filles la beauté, et le courage à ses fils. — Accordé. — Donne-lui enfin, pour couronner tout, un bon gouvernement. — Non, non, trois fois non, neuf fois non ! s’écrie saint Jacques. Si l’Espagne avait un bon gouvernement, tous les anges quitteraient le ciel pour aller l’habiter.

Voilà la fierté de l’Espagne; elle se console de ne pas être bien gouvernée, elle se console de ne pas avoir une existence politique régulièrement assise; elle est si riche et si heureuse, que ce bonheur-là, ajouté aux autres, rendrait jaloux les habitans du ciel! L’écrivain anglais assure que cette légende a cours aujourd’hui même, et qu’il l’a recueillie de la bouche du peuple. Est-ce une plainte sous forme poétique ? Est-ce une illusion et une fanfaronnade ? Il y a sans doute un peu de tout cela, mais l’illusion ne serait plus permise. L’appauvrissement de ce grand pays est un symptôme assez expressif; sans l’ordre et la liberté régulière, on doit s’en apercevoir à l’heure qu’il est, les dons de saint Jacques de Compostelle ne préserveraient pas le royaume de Ferdinand le Saint d’une chute irréparable. Le mouvement littéraire des dernières années aura été pour les politiques un salutaire exemple; c’est alors qu’on a marché vers un but sans indifférence et sans précipitation, c’est alors qu’on a vu de nobles esprits inaugurer vaillamment l’époque moderne sans renier tout ce qu’il y a d’élémens immortels dans la tradition du passé. Que l’Espagne s’affermisse dans cette voie, elle est assurée de ne pas périr. Elle pourra traverser encore bien des épreuves, car dans ce passage du moyen âge au monde moderne elle a été surprise par des révolutions prématurées, et elle n’a pas eu comme les peuples du nord cette éducation de trois siècles qui a suivi la renaissance. Voilà vingt ans à peine qu’elle s’est émancipée du moyen âge : comment s’étonner de ses agitations et de ses chutes incessantes ? Rien n’est perdu cependant; l’esprit politique se forme, et un amour laborieux de la patrie succède à l’insouciance d’autrefois; le bon sens public comprendra que des rivalités de généraux ambitieux ou les menées des anarchistes ramèneraient l’Espagne aux plus tristes jours de ce moyen âge dont elle veut s’affranchir. L’Espagne possède une royauté constitutionnelle, c’est-à-dire la meilleure des sauvegardes pour le développement de ses droits. Puisse-t-elle, à travers les épreuves inévitables de l’avenir, conserver fidèlement ce principe ! À cette condition seulement, le pays de Calderon et de Lope reprendra un rang glorieux parmi les virils représentans de l’esprit moderne.


SAINT-RENE TAILLANDIER.