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— C’est vrai; mais puisque je gagne toujours...

— Ce serait presque une raison de t’abstenir. C’est comme si tu avais un talisman, et du moment où tu ne cours pas de chance, c’est presque déloyal.

— Ah! fit Eugène en riant, ceci est par trop subtil, et j’ai à répondre que je ne m’abstiendrais pas même dans le cas où je serais constamment malheureux. Allons, continua-t-il en voulant mettre la bourse dans la main de Claire, prends toujours, ce sera pour ta liste civile. Les rois en ont bien une, à plus forte raison les déesses. Tu feras des embellissemens dans ton olympe.

Claire consentit à prendre l’argent, mais à la condition qu’elle l’emploierait à sa fantaisie. — Fonds secrets alors ! dit Eugène.

Resté seul un moment avec Lazare, Eugène lui avait fait ses confidences à propos de Claire. Il en résultait que de son côté du moins la passion était absente de cette liaison, qui avait succédé à un amour orageux. — Claire est bien la meilleure créature que j’aie jamais rencontrée, disait Eugène. Malheureusement son affection placide, en guérissant mon cœur de blessures faites par une autre femme, m’a habitué à une sorte de tendresse tranquille qui est tout au plus à la passion ce que l’écho est au son. Au fond, je lui suis très attaché, et mon égoïsme trouve son compte dans ce milieu de sentimens tempérés qui ne me prennent de mon temps que ce que je veux bien leur en donner, et me laissent toute mon indépendance de cœur et d’esprit...

— Vous ne l’aimez pas, interrompit Lazare.

— Point comme elle croit être aimée du moins, répondit Eugène; mais je serais désespéré qu’elle pût le soupçonner. Comment la trouvez-vous ? ajouta-t-il.

— Charmante.

— Et vous, fit Eugène, comment gouvernez-vous les amours ?

— Moi, répondit Lazare, je ne comprends pas l’amour dans la misère. Pour moi, c’est une passion de luxe, et toute chose de luxe m’est interdite.

— Et comment vos vingt-cinq ans s’arrangent-ils de cela ? fit Eugène.

— Vous savez par ce que je vous en ai dit quelle est ma position, continua l’artiste. J’ai de l’ambition juste ce qu’il en faut pour atteindre à mon but, et je l’atteindrai, parce que j’ai expérimenté l’allure de ma volonté; par le chemin qu’elle m’a fait faire déjà, je puis apprécier où elle peut me conduire. Seulement, pour arriver, j’ai dû me créer pour ainsi dire une nature de convention. Quand la disette pénètre dans une maison, on supprime les bouches inutiles. Moi, j’ai fait de même avec tous les plaisirs, toutes les jouissances,