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au nom de mon ami. Seulement vous conviendrez avec moi que voilà une tache qui est tombée bien à propos.

Claire prit dans la poche de son tablier le petit portefeuille algérien que lui avait donné Eugène, et en tira dix louis qu’elle déposa sur la table en face de Lazare. — Tu me commanderas deux cadres, dit-elle en se retournant vers Eugène, car j’espère bien que l’ami de M. Lazare ou M. Lazare lui-même voudra bien se charger de donner un pendant à ma Joconde.

Depuis cette soirée, Lazare avait eu ses entrées à la maison. Il y dînait une ou deux fois par semaine, et quelquefois restait seul pendant des heures entières à tenir compagnie à Claire, car Eugène avait toujours quelque prétexte pour se retirer après le repas. Ces absences, qui devenaient de plus en plus fréquentes, inquiétaient la jeune femme, et, malgré les efforts qu’elle faisait pour la dissimuler, elle laissait voir une préoccupation d’esprit dont Lazare devinait bien la nature. Un soir, Claire se trouvait seule avec Lazare, qui tisonnait en fumant au coin de la cheminée. Ils n’échangeaient à de longs intervalles que quelques rares paroles. Claire était au piano. Elle s’arrêta tout à coup au milieu d’un morceau. Son silence fit relever la tête à Lazare, et dans la glace qui se trouvait en face de lui, il aperçut l’image réfléchie de la jeune femme. Claire pleurait. Lazare laissa tomber la pincette sur le chenet. Ce bruit la tira de sa rêverie. Elle se remit au piano.

— Jouez-moi donc quelque chose de gai, lui dit Lazare en l’interrompant au milieu d’un adagio de Beethoven. Ces mélodies allemandes sont tristes comme un Angélus dans la campagne.

-— Que voulez-vous que je vous joue ? demanda Claire.

— De la musique joyeuse, dit Lazare en s’approchant du piano; quelque chose du Postillon de Lonjumeau, ou du Barbier de Séville, ajouta-t-il avec un accent d’indifférence trop naïve pour qu’elle fût sincère.

— Oh ! mon pauvre monsieur Lazare, dit Claire en riant, j’aurai bien de la peine à faire votre éducation musicale. Pouvez-vous comparer deux choses qui ont si peu de rapport entre elles, le Postillon et le Barbier ? Quelle hérésie !

— Eh ! fit Lazare, c’est pourtant sur tous les orgues, le Postillon. Il y a surtout un air... Oh! oh !...

— Voulez-vous vous taire, barbare! s’écria la jeune femme en couvrant par de formidables accords la voix du jeune homme.

— Est-ce que je chante faux ? demanda-t-il avec une apparence de naïveté si bien jouée, que sa compagne ne put y tenir et lui éclata de rire au nez. Lazare feignit d’être fâché par cette joie ironique, et retourna au coin de la cheminée. — C’est égal, se disait-il en