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— Tiens, lis, dit-elle à Eugène quand elle eut achevé.

Celui-ci prit la lettre, et parut la lire avec attention. — Tu as raison, fit-il avec une ironie dont l’accent pouvait être suspecté; ce billet a été écrit au coin d’une table de toilette, entre le pot de rouge et la boîte à poudre de riz, pendant qu’un créancier battait le rappel avec ses grosses bottes dans l’antichambre. Cependant, comme il y a trois pages, il y avait peut-être bien trois créanciers. Il n’y a pas un mot de cette lettre qui ne soit un chiffre tordu en hameçon, avec une niaiserie sentimentale au bout pour amorce : c’est une facture en style de romance.

— Oh! dit Claire, ce pauvre Lazare sera-t-il en état de l’acquitter ? Eugène releva la tête : — Fais-lui la leçon, dit-il à Claire. D’après cette lettre, je le crois en mauvaises mains.

— Il faudrait d’abord qu’il me fît sa confidente, répondit Claire. Puis elle ajouta en regardant le jeune homme jusqu’au fond des yeux : N’as-tu pas remarqué dans cette lettre une contradiction singulière ? On y fait allusion à une soirée passée avant-hier avec M. Lazare.

— Eh bien ? fit Eugène.

— Eh bien ! affirma Claire, M. Lazare a passé la soirée d’avant-hier avec moi.

— Pendant que je passais la mienne chez mon père, dont c’est le jour, répliqua vivement Eugène. Qu’est-ce que cela prouve ? Il y a un certain monde où la soirée ne commence qu’après le coucher du gaz.

Au même instant, Lazare rentra. Son retour ne laissa pas d’alarmer Eugène. Il craignait qu’une brusque interrogation de Claire ne vînt à embarrasser l’artiste, qui, n’étant pas prévenu, pourrait bien ne pas prendre l’initiative du personnage qu’il devenait utile de lui faire jouer. Claire ne les perdait pas de vue ni l’un ni l’autre, et se promettait bien de les surveiller pendant le dîner; mais comme on allait se mettre à table, la femme de chambre vint la demander pour un détail d’intérieur. — Voici une lettre qui m’a fait mettre à la question depuis une heure, dit rapidement Eugène à son ami en lui remettant le billet. Elle vous appartient, ajouta-t-il avec un accent significatif. Vous êtes amoureux, et il est nécessaire que Claire soit votre confidente.

— Nécessaire pour vous, dit Lazare.

— Pour elle aussi, puisque cette ruse lui rendra la tranquillité.

— Je comprends. — Allons, j’accepte le rôle; mais je ne sais pas trop comment je le jouerai.

— Chut ! voici Claire.

Eugène s’attendait à ce que sa maîtresse lancerait pendant le