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légitime de défiance. Le directeur du Théâtre-Français devrait être investi d’une autorité suffisante pour contraindre une comédienne, si éminente qu’elle soit, à remplir ses promesses. On disait autrefois : Noblesse oblige. Ne peut-on pas dire du talent ce qu’on disait de la noblesse ? Le talent donne-t-il le droit de traiter comme une lettre morte les engagemens les plus formels ? La célébrité absout-elle d’avance de tous les manquemens de foi ? Je ne sais pas ce que vaut la Médée de M. Legouvé. Pour traiter la question qui nous occupe, je n’ai pas à m’en inquiéter. Le théâtre a reçu la pièce et s’est engagé à la jouer; c’est là le seul point dont nous ayons à tenir compte. Aux yeux de tous les hommes loyaux, cet engagement est sérieux; pourquoi donc n’est-il pas tenu ? Mlle Rachel, pour avoir traité si cavalièrement Casimir Delavigne, dont chacun peut discuter le talent, mais dont personne ne peut contester l’importance littéraire, se croit-elle tout permis ? Si c’est là le privilège du talent et de la célébrité, c’est un bien triste privilège. Si le directeur ne peut la contraindre à tenir ses promesses, à quoi donc se réduit l’autorité du directeur ? Elle avait commencé les répétitions de la Médée avant de partir pour la Russie; elle refuse maintenant de les reprendre, parce qu’elle a signé un engagement avec l’Amérique. Si le gouvernement tolère de tels procédés, quel appel peut-il faire aux écrivains dramatiques ? En face d’une telle conduite, quel travail entreprendre ? Comment poursuivre une tâche épineuse, si l’on n’est pas sûr de recueillir le fruit de ses veilles ? Il suffit de constater ces légitimes appréhensions pour éveiller la sollicitude de l’autorité supérieure.

La mesure prise à l’égard de l’Opéra nous parait bien autrement périlleuse. Le gouvernement prend en main l’administration de ce théâtre. A peine a-t-il signé les engagemens les plus onéreux, que le plus étrange oubli de toutes les convenances paie sa générosité. Il croyait, en prodiguant l’or, s’assurer le talent d’une cantatrice applaudie; Mlle Cruvelli quitte la France et oblige l’administration de l’Opéra à renvoyer les spectateurs désappointés. Sans doute tous les directeurs peuvent être dupes; de trop nombreux exemples sont venus prouver que les comédiens et les chanteurs ne prennent pas toujours leurs engagemens au sérieux; mais si Mlle Cruvelli, au lieu d’avoir affaire au gouvernement, avait traité avec un directeur responsable, obligé de sauvegarder les intérêts de ses bailleurs de fonds et ses intérêts personnels, qui ne sauraient être séparés de leurs intérêts, elle n’eût pas agi si lestement; elle y eût regardé à deux fois avant de prendre le chemin de fer, elle aurait redouté le châtiment de sa conduite. Placée en face du gouvernement, elle n’éprouve pas la même inquiétude. Quel que soit le chiffre du dédit consenti par elle, à supposer qu’un procès s’engage, elle sait trop bien que remise lui sera faite des dommages demandés, pièces en main, par l’avocat de la liste civile. Le gouvernement se montrera généreux, elle y compte bien. Après son équipée, dans six mois, dans un an, elle nous reviendra comme l’enfant prodigue. Pour la recevoir, pour la fêter, on tuera le veau gras, et l’on passera l’éponge sur son escapade.

Si l’administration de l’Opéra était demeurée une entreprise industrielle,