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grecque chante encore aujourd’hui une des hymnes qu’il composa, et dont il faisait aussi la musique. Enfin plusieurs monumens de Constantinople et des provinces furent construits sur ses plans ou d’après ses avis. Quant à la guerre et à ses accessoires, il en acquit la théorie et la pratique comme tous les jeunes Romains, soit dans les camps, soit sur les champs de bataille. Cette éducation ne prit tout son développement que lorsque Justin fut devenu empereur : Justinien avait alors trente-cinq ans. Mais au plus fort de cet enfantement de son génie, une passion plus profonde, plus indomptable encore que celle du savoir, vint maîtriser son cœur : il s’éprit de la danseuse Théodora, qui était alors la fable de Constantinople par le désordre de ses mœurs non moins que par son étonnante beauté. Quelles que fussent les représentations de sa mère, les refus de son oncle, les prohibitions même de la loi, qui défendait de tels mariages, les comédiennes ainsi que les prostituées étant réputées personnes infâmes, avec qui le mariage était nul, Justinien voulut l’épouser, et son ardente opiniâtreté fit tout fléchir. Il fallut que le vieux soldat fît lui-même réformer la loi qui protégeait l’honneur de son nom. Au reste, malgré les vices de cette femme et les maux que son orgueil, ses rancunes et son immoralité purent causer à l’empire, on hésite à condamner sans rémission celui qui l’épousa, quand on voit quel amour sincère, quel culte fidèle et presque pieux il porta toute sa vie « à la très respectable épouse que Dieu lui avait donnée : » c’est ainsi qu’il s’exprime dans une de ses lois. Théodora balançait d’ailleurs ses grands vices par de grandes qualités : un esprit pénétrant, toujours en éveil, un jugement sûr, une décision à laquelle Justinien dut au moins une fois son trône et sa vie.

Ce prince était d’une taille au-dessus de la moyenne ; il avait les traits réguliers, le visage coloré, la poitrine large, l’air serein et gracieux ; ses oreilles étaient mobiles, conformation déjà remarquée dans Domitien, et qui fournit contre le nouvel empereur plus d’une allusion méchante. On raconte qu’il prenait plaisir à se vêtir à la manière des Barbares, surtout à celle des Huns. Il menait dans son palais la vie austère des anachorètes ; pendant un carême (c’est lui-même qui nous le dit, non sans un peu d’ostentation), il ne mangea point de pain, ne but que de l’eau, et prit pour toute nourriture, de deux jours l’un, un peu d’herbes sauvages assaisonnées de sel et de vinaigre. Il dormait à peine quelques heures et se réveillait au milieu de la nuit pour travailler aux affaires de l’état et à celles de l’église, ou parcourir, en proie à une agitation fébrile, les longues galeries du palais. C’était pendant ces heures d’insomnie et de méditation solitaire qu’il se familiarisait avec les grands desseins qui germaient dans sa tête, et qui finirent par lui sembler à lui-même des