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mais, contre toute prévision, il rentra à Constantinople, où un message impérial le rappelait. Son rappel sans motif avouable fit deviner aux moins clairvoyans la récompense qu’on réservait à ce dernier et suprême service. Bélisaire s’était montré trop grand au milieu de la terreur générale, et le peuple lui avait donné des signes trop éclatans d’admiration et de confiance pour qu’on lui sût gré longtemps de sa victoire. Le cri de « Bélisaire sauveur de l’empire ! » sortait de toutes les places, de toutes les rues, de toutes les maisons de Constantinople, comme poussé par la ville elle-même : il réveilla l’envie endormie ou muette pendant le danger. On entoura Justinien de soupçons ; on lui fit voir son général, naguère disgracié, triomphant aujourd’hui de l’empereur plus encore que de l’ennemi. Que serait-ce si on ne l’arrêtait dans sa demi-victoire, s’il revenait se présenter aux adorations de la multitude après avoir détruit l’armée des Huns, qui n’était qu’effrayée, et traînant Zabergan chargé de chaînes, comme autrefois Gélimer ! Justinien ne put supporter une pareille idée, et il rappela son général. Pour détruire le mauvais effet de cette mesure, il partit lui-même avec l’armée qui était l’ouvrage de Bélisaire, et suivit à petites journées les Huns jusqu’à la longue muraille qu’il fit réparer sous ses yeux. Zabergan l’avait repassée avec la précipitation de la peur, et se trouvait déjà au cœur de la Thrace. On dit qu’à la nouvelle du traitement fait à son vainqueur, il retourna sur ses pas et se mit à piller tranquillement plusieurs villes qu’il avait d’abord épargnées. Cet éloge indirect n’était pas fait pour consoler le vieux général des injustices de sa patrie.

Tout en pillant et se vengeant de son échec par des cruautés dignes du plus abominable barbare, Zabergan attendit le retour des deux autres divisions de son armée, auxquelles il avait envoyé l’ordre de se rallier. Elles n’avaient pas été plus heureuses que la sienne. La division de Grèce s’était laissée arrêter aux Thermopyles ; celle de la Chersonèse avait également échoué, mais la première s’était fait battre par les paysans thessaliens, aidés de quelques soldats ; la seconde n’avait cédé qu’après des péripéties qui faisaient honneur à son audace. Voici ce qui s’était passé de ce côté.

L’isthme étroit qui sépare la presqu’île de Thrace du continent était anciennement intercepté par un mur bas, aisément franchissable au moyen d’échelles, et qui ressemblait assez, dit Procope, à une clôture de jardin. Justinien avait remplacé cet ouvrage inutile et ridicule par un rempart formidable. Le nouveau mur, muni d’un fossé à berges escarpées, se composait de deux galeries crénelées placées l’une sur l’autre, dont la première était voûtée et à l’épreuve des plus lourds projectiles, de sorte qu’il opposait à l’ennemi sur tout son front une double rangée de soldats et de machines de guerre. Deux môles puissamment fortifiés, auxquels la mer servait de ceinture, le