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l’abandonner à la misère et au vice, pour lesquels elle semble faite.

La conduite de la société moderne à l’égard de ces sauvages est pleine de contradictions; elle les repousse, elle ne peut en supporter la vue, et cependant elle est pour eux pleine d’une sollicitude fort singulière; elle se préoccupe beaucoup moins vivement de la classe si nombreuse et si respectable du peuple, fondement de l’état, sans lequel les nations ne pourraient exister. Ces flots d’hommes qui vivent au jour le jour, et dont les plus heureux vivent, si l’on peut s’exprimer ainsi, au mois le mois, qui ont à supporter toutes les péripéties de la civilisation et de la nature, qui sont à la merci d’un caprice des élémens, d’une spéculation malheureuse, d’un été pluvieux, d’une cherté de grains, dont la vie est un jeu de bourse éternel, et qui sont, comme les fonds, tantôt à la hausse, tantôt à la baisse; — ces hommes qu’une semaine de chômage jette dans la détresse, qu’une maladie ruine irréparablement, et qui néanmoins combattent bravement pour se défendre contre tant d’ennemis insaisissables et acharnés, n’excitent pas chez les contemporains la même préoccupation que les hommes dont la destinée morale est irrévocable, — mendians de profession et d’habitude, voleurs et criminels. C’est pour ces derniers qu’on parle et qu’on écrit, c’est pour eux que les philanthropes s’agitent, ce sont eux que les romanciers et les dramaturges affectionnent; à certains momens, on dirait presque que la société les estime et les considère comme un de ses produits nécessaires et une de ses créations les plus originales. Il est facile de trouver la source de cette préoccupation ; elle provient d’un des vices régnans parmi nous, je veux dire de cette sentimentalité sensuelle que le spectacle de la misère morale et matériellement et chatouille en même temps. Nous contemplons une existence condamnée : quel attendrissement facile nous procure ce spectacle! Et en même temps, par contraste, nous faisons un retour sur nous-mêmes qui sommes riches, bien élevés, instruits, et nous nous disons volontiers : Quelle différence ! Mais l’homme qui nous touche de plus près, qui nous coudoie, qui habite notre quartier, qui est enchaîné à nous par les services que nous rend son travail, et qui, malgré sa grossièreté fréquente, ses violences, sa mauvaise humeur, est un des nôtres par la moralité, — nous ne songeons ni à le plaindre, ni à le soulager, ni à regarder dans sa vie. Il gagne péniblement son existence, il fait tous ses efforts pour rester décent et honnête : il n’est pas intéressant. S’il eût passé sur les bancs de la police correctionnelle et de la cour d’assises, il aurait eu les honneurs de la publicité et serait devenu une manière de personnage; les feuilletons en auraient parlé, les salons en auraient fait l’objet de leurs conversations un quart d’heure; M. Dumas l’aurait mis en drame, et M. Sue en roman; les philanthropes auraient visité son