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donnai immédiatement quelque argent pour acheter des alimens qu’ils se procurèrent aussitôt, et en les mangeant l’empressement du père et de la mère était si convulsif, que je fus réellement alarmé. » Le terrible romancier Maturin, qui semble n’avoir rien ignoré des souffrances physiques de la misère et de la faim, aurait pu, malgré la solidité de son horrible science, trouver dans ces repaires à glaner quelques observations. Quelles sont, par exemple, les sensations physiques d’un homme qui n’a pas mangé pendant trois jours ? C’est ce qu’un gypsy (bohémien) expliqua assez agréablement à M. Vanderkiste. « Le premier jour, dit-il, n’est pas bien difficile à supporter, si on a une bribe de tabac à mâcher; le second est horrible, c’est un épouvantable grincement de dents; le troisième jour n’est pas non plus bien douloureux; vous vous sentez si faible, il semble que vous alliez vous fondre et vous évanouir. »

Cependant, au milieu de toutes ces misères, il se rencontre, non de grandes âmes certainement, cela n’est guère possible, mais des demi-vertus, des instincts d’honnêteté qui ne sont pas encore éteints, et une obéissance à la loi morale qu’on ne s’attendrait pas à y trouver. M. Vanderkiste en cite bon nombre d’exemples, et c’est sur ceux-là qu’il aime à s’étendre plutôt que sur les exemples de dépravation irrévocable. Son devoir de ministre chrétien le lui commande, et il le remplit scrupuleusement, trop scrupuleusement même quelquefois à notre sens. Savez-vous ce qu’il faut parfois de courage moral pour résister au vice ? Vous ne vous êtes jamais trouvé, n’est-il pas vrai ? dans cette situation affreuse où il semble que le bien soit notre ennemi, et que lui obéir soit abandonner notre droit naturel de légitime défense ? Dans le quartier où M. Vanderkiste exerçait ses fonctions de missionnaire se trouvait une jeune fille de dix-huit ans, qui avait été séduite et était chargée d’un enfant, conséquence de sa faute. Ce n’était que par le travail le plus acharné qu’elle pouvait parvenir à se nourrir misérablement et à soutenir son enfant, qui était extrêmement turbulent et réclamait presque à lui seul tout son temps. «Ne pouvant pour ainsi dire pas travailler pendant le jour, il lui fallait veiller la nuit, saisie de froid et le ventre vide, pour coudre des chemises et border des souliers, sans quoi elle n’aurait pu avoir un morceau de pain. — Lorsque je regardais cette petite créature, disait-elle, et que je pensais à la misère que j’éprouvais à cause d’elle, je sentais venir en moi une horrible envie de la tuer, et cette tentation était si forte, que j’étais presque sur le point d’y succomber; mais une nuit je rêvai que j’avais commis le meurtre et que l’enfant était étendu mort dans un petit cercueil. J’éprouvai des sensations terribles et j’entendis comme une voix, qui me semblait celle de Dieu, qui me disait : «Tu ne tueras pas ! » Lorsque je me réveillai et que je