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le voit, inefficaces, et ne peuvent mordre sur cette population. Ce dévouement serait-il donc niaiserie et duperie pure ? Oh! non, il ne faut pas prononcer une aussi dure parole. N’eût-il fait qu’un seul converti parmi toute cette populace, le bon missionnaire n’aurait point perdu ses peines, car après tout que faisons-nous dans le monde, sinon combattre incessamment le mal ? Une orgueilleuse philosophie moderne a posé en principe que le mal pouvait et devait être détruit; mais cet espoir est insensé, et si l’on creusait profondément la question, peut-être trouverait-on qu’il est coupable. La pauvre humanité, vieille de six mille ans, n’est point un dieu enfant qui commence à avoir conscience de sa divinité; elle est bien plutôt, et de notre temps plus que jamais, un Lazare souffrant et nécessiteux, couvert de plaies qui reparaissent à mesure qu’elles sont guéries. Le devoir de l’homme n’est pas de détruire le mal, qui repousse comme l’ivraie, mais de le sarcler sans relâche, afin que le bon grain puisse croître et mûrir; seulement le sarclage peut s’opérer de différentes manières, et la plus efficace, la plus rapide, la moins coûteuse, doit naturellement être préférée. Jadis des centaines d’hommes étaient employées pendant de longues semaines à détruire lentement, péniblement les mauvaises herbes d’une terre de quelques arpens; aujourd’hui la herse passe sur la moisson naissante, et en un jour fait l’œuvre d’une semaine entière. C’est ce procédé nouveau que l’on peut réclamer pour le sarclage moral, et quelle herse meilleure pour une telle besogne que le gouvernement à la façon moderne ? Il pourrait, s’il le voulait, après une résolution bien arrêtée, accomplir en quelques années ce que nos pères accomplissaient péniblement en plusieurs siècles. La question dont il s’agit n’est pas au fond plus difficile que toute autre; mais elle réclame trois choses qui se trouvent rarement réunies ensemble : une tête froide et sage, un bon et grand cœur, un bras impitoyable. L’état seul peut opérer ce sarclage général, ce nettoyage des écuries d’Augias; l’initiative individuelle a trop peu de puissance matérielle pour l’entreprendre avec efficacité, et sur des populations telles que celles dont nous venons de parler, la puissance morale n’est pas suffisante : il faut qu’elle soit toujours escortée de la puissance matérielle, qui sait forcer l’obéissance. Que les âmes religieuses et charitables se rassurent : elles rencontreront toujours assez de mal dans le monde pour exercer leur dévouement, et d’ailleurs elles trouveront partout autour d’elles dans l’accomplissement de leurs devoirs envers le peuple pauvre et laborieux, dans l’accomplissement de leurs devoirs civiques, dans la vie privée, dans le dévouement à l’humanité, dans le dévouement à la science, un meilleur emploi de leurs vertus.


EMILE MONTEGUT.