Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/534

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ceux qui eussent voulu s’en servir. La réforme en effet avait organisé une armée de railleurs écorchant impitoyablement tous ceux qui essayèrent de parler aux masses la seule langue qu’elles comprissent, et que Luther, Bèze, Ulric de Hutten, parlaient, l’un au populaire, les deux autres à la bourgeoisie des universités, des cours de justice, des arts libéraux. D’autres, comme Henri Estienne, trouvèrent dans ce cynisme le signe d’une grande corruption : ils ne voulaient point voir que les moines, tant qu’ils l’avaient pu, avaient fait une guerre à mort aux jongleurs, dont les chants entretenaient dans le peuple l’amour et l’habitude de cette grossièreté. Ils ne se disaient pas non plus qu’après tout il ne fallait pas reprocher au moyen âge et au catholicisme les mœurs d’un siècle qui n’était corrompu que parce qu’il leur échappait.

Pour nous, dans tout le cours de cette étude, nous avons été préoccupé de soulever, une à une, les causes de cette corruption et de cette brutalité de la bourgeoisie au XVe siècle ; nous nous sommes efforcé de poser en parallèles constans les accidens qui jetaient la bourgeoisie dans ce dévergondage et les raisons qui poussaient Coquillart à le choisir pour inspiration ; nous avons ainsi tenu continuellement en présence, et subissant des influences analogues, le génie du poète et l’objet de sa poésie. Par là nous croyons avoir montré la nécessité et la logique de cette littérature, si étrange qu’elle soit.

Nous avons vu, dès avant la naissance de Coquillart, la perturbation du sens moral, l’indulgence pour la corruption, la tendance vers le matérialisme, qui menaçaient la bourgeoisie française et son poète. Tous les événemens qui survinrent dans le siècle, la nature particulière du génie rémois, l’éducation, la littérature du temps, toutes les influences qui plient le cœur et l’esprit de l’homme se réunirent pour développer ces semences de corruption dans la ville de Reims, et ces germes de brutalité dans l’esprit du poète rémois. La vie qu’il mena, les observations qui vinrent le chercher d’elles-mêmes, tout encouragea les tendances de sa nature vers les choses extérieures, tout le poussa vers l’esprit au détriment de la réflexion morale.

À un moment donné, la tranquillité, la richesse, le bien-être matériel, permirent aux crimes qui avaient signalé le commencement du siècle de produire et de montrer tous leurs fruits : la bourgeoisie, jetée hors du foyer domestique, entraînée vers la vie légère, inaugura un nouveau monde. Un flot de masques étranges accourut sur la scène, ils se précipitèrent avec la pétulance de l’ivresse, et ils frappèrent violemment les yeux du poète par leurs qualités les plus remarquables, qui étaient le bruit, le brillant, l’extérieur en un mot. Les événemens semblaient ainsi prendre plaisir à précipiter énergiquement le génie de l’écrivain rémois sur sa pente naturelle. Il écrivit donc ce qu’il voyait, mais seulement ce qu’il voyait, et il écrivit avec les qualités que le siècle lui avait faites. Cette même indifférence morale, qui rendait cette bande de fous si désordonnée, guida sa plume ; ce vieillard grave et honorable ne pense même pas à la satire morale et chrétienne : le siècle en avait fait seulement un homme d’esprit. Il voit passer la grande volte humaine, comme dit Octavien de Saint-Gelais, mais joyeuse, bondissante et folle ; ce sont les fêtes, se dit-il, les fêtes de l’esprit et du rire ; le rire règne, et il prendra le seul langage qui ne soit pas discordant avec ce rire. Il fuira la gravité et craindra par-dessus tout de paraître un prêcheur. Il sentait que son esprit se serait trouvé mal à l’aise en compagnie de réflexions graves ; peut-être