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les tours en ruine du château de Guillaume, le conquérant de l’Angleterre, la flèche en pierre blanche de l’église de Lillebonne et les colossales ruines d’un théâtre romain. Plus près, et plus à l’ouest, on découvre le château féodal de Tancarville ; au sud, la langue de terre qui vient finir au phare peu élevé de Quillebœuf ; enfin, à l’ouest et à gauche en regardant la mer, un marais immense de plusieurs kilomètres de profondeur, encaissé dans une rangée circulaire de falaises élevées et tellement malsain, qu’il s’y produit les mêmes phénomènes que dans les marais pontins des environs de Rome. Là végètent des habitans faibles et amaigris par la malaria, des enfans jaunes et dévorés par la fièvre, et dont un seul survit à peine sur quatre ou cinq. Par opposition, la nature animale et végétale déploie une exubérance de force qu’on a peine à concevoir. D’innombrables têtes de bétail trouvent dans ces marais une abondante nourriture. Les herbes et le blé atteignent une dimension extraordinaire ; les épis mûrs, au lieu de la couleur pâle de la paille ordinaire, sont d’un orangé foncé ; le gris du lin est complètement bleu ; le tronc des arbres et le poil des animaux sont lisses et brillans ; enfin il semblerait qu’il ne manque rien ici à l’homme, sinon la possibilité de vivre.

Pour en finir avec les curiosités de ce marais appelé Marais-Vernier, nous dirons qu’une portion est occupée par une espèce de lac ou d’étang dont le fond est de la tourbe, et dont les eaux, parfaitement semblables aux ondes du Styx que nous dépeignent les poètes, sont exactement de la teinte de l’encre à écrire, malgré leur transparence remarquable. Si l’on joint à ces curiosités des espèces d’îles flottantes bordées de roseaux, dont la hauteur surpasse celle des habitations rurales, on reproduira la description des îles et des roseaux du Nil par laquelle s’ouvre le roman de Théagène et Chariclée. Quant aux milliers ou plutôt aux millions d’oiseaux de mer qui volent en troupes sur ces immenses rivages, aucune description n’en peut donner une idée.

S’il est un lieu où l’on puisse supposer l’établissement d’une école de paysage, c’est sans contredit Quillebœuf ; là tous les phénomènes de la terre, du ciel et de la mer, semblent s’être réunis pour rivaliser de splendeur. Parfois, lorsque des nuages peu élevés forment une voûte au-dessus de la contrée, les rayons de l’aurore les illuminent par-dessous et jettent d’un bord à l’autre de l’horizon une tenture de pourpre et d’écarlate d’un éclat inoui, et dont le reflet rose pénètre dans tous les lieux qui peuvent apercevoir le moindre espace du ciel. Le soleil couchant est presque toujours accompagné de ces nuages que les physiciens appellent cumulus, et qui nous donnent à Paris, sur le pont-des-Arts et vers l’occident, ces aspects de ciel célèbres pour leur beauté. À cause de la courbure de la terre