Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/577

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

interminables quais de Quillebœuf incommode le visiteur curieux des beaux phénomènes de la nature, donne à cette localité une salubrité qui manque à l’immense cirque du Marais-Vernier, abrité complètement du souffle du vent de mer par les hautes falaises qui viennent aboutir au cap de La Roque. Dans une récente excursion, un de mes compagnons de voyage se félicitait à Quillebœuf d’un appétit peu habituel à son tempérament ; c’était le pays dont parle Sénèque, et où les rats mangent le fer : Venisti hùc ubi mures ferrum rodunt. Heureusement, la nature prévoyante a pourvu abondamment à l’appétit présumé des visiteurs de Quillebœuf. Indépendamment des troupeaux de Normandie engraissés dans le pays d’Auge et sur les rivages du Marais-Vernier, on a la chasse sur les bords de la mer, dans le marais, dans la plaine, sur les falaises et dans les bois ; enfin la mer elle-même y répand son abondance ordinaire. Les gourmets y recherchent pour la qualité la crevette et l’éperlan, que les habitans du pays semblent mépriser à cause de leur trop grande abondance. « Monsieur, me disait le batelier qui nous transportait de Quillebœuf vers Lillebonne, et qui nous montrait une grande quantité d’oiseaux posés sur un banc laissé à sec par la mer, ce banc que vous voyez n’est pas un banc de vase, c’est un banc de gibier ! »

Venons maintenant au régime des eaux dans cette partie de la Seine. La particularité qu’offre la marée dans la portion du fleuve comprise entre Quillebœuf et Caudebec consiste en ce que la mer, au lieu de monter, comme sur les côtes maritimes, par lames successives, se précipite ici par une vraie cataracte qui détruit tout ce qui se rencontre sur son passage. À l’époque de mes premières excursions à l’embouchure de la Seine, vers 1821, c’était à moitié chemin de Quillebœuf à Caudebec que cette cataracte, désignée vulgairement sous le nom de barre, se précipitait avec le plus d’impétuosité, détruisant et délayant les terrains qu’elle attaquait. On peut se faire une idée de l’effet que produit une cataracte de quatre à cinq mètres de hauteur, arrivant avec un bruit formidable sur une largeur de 6 à 700 mètres, et faisant tout à coup remonter le fleuve vers sa source avec la vitesse d’un cheval au galop. Dans ce temps-là, les remorqueurs à vapeur n’existaient pas encore ; quand le vent et le courant venaient à manquer, tout bâtiment était forcé de rester en place, et il périssait infailliblement à la barre suivante. C’est ce qu’attestaient un grand nombre de mâts appartenant à des navires enfoncés sous les vases des bancs, et dont ces débris indiquaient la récente catastrophe. Aujourd’hui la force mécanique de la vapeur rend la navigation indépendante du vent et du courant, qui ne sont pas à la disposition de l’homme. Aussi ces signaux de funeste présage, ces mâts naufragés, ne se montrent aujourd’hui