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kilomètres, à Lillebonne, située sur la grande voie romaine qui de Rouen longeait le cours de la Seine au nord jusqu’auprès de son embouchure. Lillebonne est un des points d’où partirent avec Jules-César et avec Guillaume le Conquérant les expéditions dirigées contre l’Angleterre. Des tours normandes, restes du château du duc qui, en 1066, fut couronné roi à Londres, montent dans le ciel à une hauteur prodigieuse, et semblent avoir été inexpugnables avant la poudre de guerre et les canons. On pense avec effroi au ravage que devaient produire des pierres ruées à contre-mont du sommet de créneaux si élevés. J’ai bien des fois visité ces ruines pittoresques, dont une partie est tapissée d’un lierre gigantesque, le plus beau sans doute de tous ceux qui tapissent de nobles ruines ; car il surpasse infiniment celui qui, à Jumiéges, garde le souvenir et le nom d’Agnès Sorel, cette femme qui a marqué son nom dans notre histoire autrement encore que par sa beauté. Aujourd’hui les ruines du château de Lillebonne, conservées et décorées par les soins d’un propriétaire artiste et homme de goût, avec des perspectives uniques, semblent n’avoir échappé à la main destructive du temps et des hommes que pour former un type de tout ce que l’art peut désirer.

Puisque je suis à Lillebonne, où Guillaume fit décider par les états de Normandie la conquête de l’Angleterre, je ne veux pas laisser échapper l’occasion de régler avec les Normands de classe moyenne un compte de vieille rancune relatif à leur expression ordinaire : du temps que nous appartenions à l’Angleterre ! Cette phrase avait toujours le don d’exciter en moi la mauvaise humeur la plus prononcée. — Comment ! leur disais-je, vous étiez aux Anglais ! mais… c’étaient les Anglais qui étaient à vous ! J’ai vu à Londres la rue du Couvre-Feu, indiquant la place de la cloche qui après la conquête forçait les habitans de Londres à rentrer dans leurs maisons comme des poules au coucher du soleil. Après la mort du Conquérant, son fils aîné prit la Normandie et laissa, entendez-vous ? laissa le royaume d’Angleterre au cadet. Les familles aristocratiques anglaises se vantent d’être normandes. J’ai vu près de Windsor, bâti en pierre de Caen, les habitans de la campagne porter encore le costume des paysans normands, et les mots officiels employés pour les relations entre le souverain et les chambres sont également encore français. Apprenez votre histoire pour votre honneur !… — Le bas peuple de Lillebonne, en cela très excusable, fait la plus complète confusion entre Jules-César et Guillaume, entre les ruines du château et celles du théâtre romain qui lui fait perspective. Je n’ose pas rappeler que dans notre récente excursion à Quillebœuf un homme de Lillebonne assez bien mis, que l’un de nous interrogeait sur les souvenirs du