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Mémoires, aujourd’hui terminés, éclaire d’un jour singulier l’époque impériale et la politique même de l’empereur. Le frère de Napoléon nous fait toucher au doigt dans sa correspondance le fort et le faible du système napoléonien au dehors. Ce livre montre, d’un côté, la situation violente des peuples placés sous la suprématie française, et celle non moins pénible des lieutenans qui recevaient mission de la maintenir; il constate, de l’autre, les prodiges à peine croyables de surveillance, pour ne pas dire d’ubiquité, à l’aide desquels un seul homme résistait aux obstacles que lui opposaient chaque jour et les nationalités outragées et les princes nouveaux qui s’efforçaient de concilier leur dévouement à sa personne avec leurs devoirs envers leurs sujets.

Rarement révélations plus inattendues sont arrivées au public, et l’impression en a été universelle autant que profonde. Si cette longue correspondance ajoute encore à l’idée qu’on s’était faite d’une initiative personnelle et d’une vigilance partout présentes, comment méconnaître qu’elle entraîne la plus solennelle condamnation du système qui conduisait un grand homme à étouffer le cri de ses plus chères affections, et à repousser obstinément les leçons de l’expérience et les supplications du dévouement ? Le modeste Joseph est loin sans doute, dans ces pages, d’approcher de son formidable frère : c’est la lutte de l’observation sensée contre les conceptions d’un orgueil grandiose, de la douceur résignée contre la rudesse impitoyable. Le dirons-nous cependant ? c’est presque aussi le triomphe du bon sens sur le génie.

Si l’on prenait cette correspondance des deux frères au pied de la lettre, il faudrait en conclure que chez Napoléon l’esprit avait étouffé le cœur; mais la victime toujours soumise de ces dédains nous en suggère elle-même une explication plus consolante. Dans le fragment historique où Joseph raconte la jeunesse de celui auquel il dut toutes les gloires et toutes les épreuves de sa vie, il maintient que l’empereur Napoléon était né avec un cœur aussi chaud que son imagination était ardente; il affirme que pour n’être jamais arrêté par les obstacles et afin de décourager à l’avance toutes les supplications, il avait, sitôt son avènement au pouvoir, superposé à son caractère une impassibilité systématique très calculée, dont on ne parvenait à triompher qu’en communiquant directement avec lui. Ainsi s’expliquerait en effet le ton général de cette correspondance, toute de parti pris sur les personnes aussi bien que sur les choses, où l’on ordonne toujours sans discuter, où les plus amers reproches ne sont tempérés par aucun témoignage d’approbation.

Nul chef d’empire ne s’est identifié avec son rôle comme l’a fait Napoléon. Il s’est cuirassé de sa pourpre comme lie ses armes, et n’a