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d’une harmonie fine, pittoresque et vraiment poétique. Le compositeur a eu l’heureuse intention de faire ressortir le contraste des deux récits par une tonalité différente. La légende est en mi mineur, tandis que la contre-partie est en mi majeur, et si nous insistons sur ce détail matériel, c’est qu’il a son prix et fait mieux comprendre la nuance de sentiment qui distingue le récit d’Agnès de celui de Rodolphe. L’ensemble de ce duo n’est malheureusement pas à la hauteur de ce qui précède. La conclusion en est commune, et tranche d’une manière fâcheuse avec le commencement d’une inspiration si élevée. Nous aurons souvent l’occasion de relever ce défaut d’unité dans le style de M. Gounod, ainsi que la tendance de son esprit à trop se complaire dans des combinaisons d’accompagnement plus ingénieuses que dramatiques. Par exemple, le dessin de violoncelle qui serpente dans la première partie de ce duo remarquable est-il bien à sa place, et ne pourrait-on pas y voir plutôt une imitation de Weber et de Meyerbeer qu’un accent spontané de la passion ?

Le finale du premier acte, où éclate si intempestivement la colère du comte de Luddorf contre son fils Rodolphe, qu’il maudit un peu trop facilement et pour le besoin de la cause du compositeur, ce finale est fort bien dessiné. Dans l’andante qui en est l’exposition, le musicien a cependant prodigué encore une fois les effets d’unisson qui sont trop commodes pour qu’un artiste aussi habile que M. Gounod veuille en abuser. Ce sont là des moyens extrêmes et vulgaires que M. Verdi a popularisés par des raisons qui doivent engager M. Gounod à s’en abstenir. On frappe fort quand on ne sait pas frapper juste, et il ne faut jamais oublier que les effets de la musique dramatique sont perçus par des organes exercés et délicats, qui demandent à être nourris d’harmonie et non pas repus de sonorité.

Le second acte commence par un chœur de buveurs bientôt interrompu par des couplets que chante le page de Rodolphe. Celui-ci arrive au rendez-vous qu’il a donné à Agnès, et il exprime les angoisses de son cœur dans un air dont le motif incertain tourne tout autour de la belle romance du quatrième acte de la Favorite : Ange si pur! Survient enfin la nonne, qu’on voit descendre à pas lents et sinistres l’escalier du château et s’avancer vers une grille qu’elle passe, tenant une lampe à la main. Après une scène obscure et compliquée entre Rodolphe et l’ombre errante de la nonne, dont il saisit la main glacée, croyant étreindre celle de sa fiancée, après un changement à vue opéré au milieu des éclairs qui annoncent l’intervention d’une puissance surnaturelle, le public voit s’élever sous ses regards ébahis les ruines d’un château gothique dont les croisées et les portiques sont à moitié détruits. La lune glisse ses pâles rayons à travers ces débris gigantesques, et projette sur l’ensemble du tableau une couleur fantastique. Pendant ce court entr’acte, le musicien évoque les esprits invisibles, et dans un morceau de symphonie, il traduit les plaintes des âmes abandonnées se mêlant au souffle de la bise qui traverse ces ruines et en révèle les secrets. Ce rêve de poésie fait le plus grand honneur à M. Gounod, et sans être entièrement original, puisqu’il a pour précédens la fonte des balles dans Freyschütz de Weber, la scène des nonnes dans le troisième acte de Robert, et bien d’autres pages dans l’œuvre de Mendelssohn, nous ne craignons pas de dire que, par ce morceau remarquable, le compositeur français s’est placé au rang des vrais