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populaire qui entraîna la mort du général Duphot, Joseph déploya une énergie tempérée par une grande prudence, et sa conduite dans ces conjonctures redoutables lui valut presque pour la dernière fois de son frère des éloges affectueux et partis du cœur. Déjà le vainqueur de l’Italie calculait la portée de toutes ses paroles; il commençait à prendre cette attitude impassible du commandement qu’il conservait encore sur le rocher de Sainte-Hélène, et qui fut l’un de ses moyens les plus puissans pour agir sur l’imagination des hommes.

La correspondance des deux frères est à peu près suspendue durant la campagne d’Italie, sauf quelques instructions adressées à Joseph, et qui revêtent une forme presque exclusivement diplomatique. Si l’on aspirait, ce qui n’est point du tout dans ma pensée, à écrire une monographie complète de Napoléon, et à le suivre dans les secrets épanchemens de son âme durant la période qui s’ouvre au premier passage des Alpes pour s’achever au retour d’Egypte, à la veille du 18 brumaire, ce serait donc à d’autres sources qu’il faudrait puiser. La plus abondante entre toutes est assurément sa correspondance avec Joséphine, soit que dans les premiers transports de sa passion Napoléon partage sa vie entre son amour et la guerre, écrivant chaque jour, et de tous les champs de bataille, à la femme qu’il a installée à Milan sur le pied d’une souveraine, soit que, malheureux par l’absence et irrité par les soupçons, il lui adresse du fond du désert des reproches aussi brûlans que les témoignages de sa tendresse. Dans cette piquante correspondance, le vainqueur de Mondovi apparaît comme un très jeune homme enivré des douceurs d’un premier amour, et il les exprime dans le style qui était depuis Rousseau celui des boudoirs et des salons. Ces lettres, où la passion vise un peu à l’effet, et qu’on dirait inspirées par les héroïdes de Colardeau, révèlent à chaque ligne l’influence de l’école déclamatoire et sensuelle dont le triste Saint-Preux était alors le maître et le héros[1].

Les expressions plus ardentes que naturelles dont se revêt le langage du jeune général, lorsqu’il parle à la femme qui l’enivre, sont remplacées dans les lettres des deux frères par quelques traits d’une vérité saisissante. Après avoir triomphé aux Pyramides et

  1. Du quartier-général de Marmirolo, d’où le général Bonaparte dirigeait l’investissement de Mantoue, il écrivait à Joséphine :
    « Depuis que je t’ai quittée, j’ai toujours été triste. Mon bonheur est d’être près de toi. Sans cesse je repasse dans ma mémoire tes baisers, tes larmes, ton aimable jalousie, et les charmes de l’incomparable Joséphine allument sans cesse une flamme vive et brûlante dans mon cœur et dans mes sens. Quand pourrai-je, libre de toute inquiétude, passer tous mes instans près de toi, n’avoir qu’à t’aimer et ne penser qu’au bonheur de te le dire et de te le prouver ? Je croyais t’aimer il y a quelques jours; mais depuis que je t’ai vue, je sens que je t’aime mille fois plus encore. Depuis que je te connais, je t’adore tous les jours davantage : cela prouve combien la maxime de La Bruyère, que l’amour vient tout d’un coup, est fausse. Tout dans la nature a un cours et différens degrés d’accroissement. Ah! je t’en prie, laisse-moi voir quelques-uns de tes défauts; sois moins belle, moins gracieuse, moins bonne surtout; ne sois surtout jamais jalouse, ne pleure jamais : tes larmes m’ôtent la raison, brûlent mon sang. Crois bien qu’il n’est plus en mon pouvoir d’avoir une pensée qui ne soit pas à toi et une idée qui ne te soit pas soumise. Viens me rejoindre, et au moins qu’avant de mourir nous puissions dire : Nous fûmes tant de jours heureux! »