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selon la coutume de sa race, à un audacieux coquin nommé Bartolomé Roman, à qui elle a inspiré un amour voisin de l’idolâtrie. Le tout se complique au bout de quelques jours d’un édit royal par lequel tout bohémien est, dans un certain délai, banni du royaume sous peine de mort. Le temps passe; de nombreux périls menacent Préciosa, dont la vertu et la fidélité ont fini par s’établir clairement aux yeux de son amant. Victorian la cherche en désespéré par toutes les sierras de toutes les Espagnes. Naturellement la Providence finit par le guider précisément là où elle se cache, et il se trouve que la passion de tous deux n’a fait que s’augmenter au contact de chaque obstacle qui la menaçait. De plus (et un peu moins naturellement peut-être), don Carlos arrive en poste pour dévoiler le secret de la naissance de Préciosa. Volée au berceau par une vieille vagabonde qui vient de se confesser en rendant l’âme, la prétendue bohémienne est par le fait fille et héritière d’un très haut personnage, riche comme on ne l’a jamais été hors d’Espagne, et qui l’attend à Ségovie dans le poste officiel où l’a placé la confiance du souverain. Or précisément la fin du drame me semble réunir deux qualités fort opposées : une fantaisie charmante et une grande réalité. La scène se passe au haut d’un ravin dont l’issue se perd au fond du théâtre, le soleil va se lever. Survient un muletier sur sa bête, allumant une cigarette et chantonnant entre ses dents. Ensuite paraît un moine, qui, sur les rochers au-dessus du chemin, avise un berger.


«Amigo, dit-il, est-ce la route de Ségovie ? — Oui, padre reverendo. — Est-ce loin ? — Passablement. — Y a-t-il des voleurs par ici ? — Pire que cela. — Et quoi donc ? — Des loups. — Jesu-Maria! Accompagne-moi à San-Ildefonso, je te récompenserai bien. — Que me donneras-tu, padre ? — Un Agnus Dei et ma bénédiction. » (tous deux descendent le ravin. — Apparaît un contrebandier sur son cheval; il passe en chantant. — Entrent Préciosa, Victorian et don Carlos.)

« VICTORIAN. — Voici le plus haut point. Reposons-nous. Vois, Préciosa, tout autour de nous les sommets des montagnes, encapuchonnés de brume comme des moines de leurs cagoules, semblent se courber devant la bénédiction du soleil.

PRECIOSA. ~ Où est Ségovie ?

VICTORIAN. — Bien loin! bien loin! Un point sur l’horizon, là, le vois-tu ?

PRECIOSA. — De mon cœur, je le vois; de mes yeux, non. Oh ! avec quelle ardeur toutes mes pensées tendent là-bas ! (Elle pleure.)

VICTORIAN. — Oh! douce âme! tu as supporté vaillamment les orages du sort, et à son premier sourire tu faiblis! Appuie ton cœur désormais sur le mien, et tu ne connaîtras plus de défaillance.

« PRECIOSA. — Partons! je sens et il me semble voir l’impatience de mon père. Oh! partons, ne tardons plus! (Ils descendent le ravin. — Le théâtre reste vide quelques instans, puis entre Bartolomé d’un air égaré, un fusil à la main. Il a l’air de poursuivre quelqu’un.)

« BARTOLOME. — Ils ont passé là! J’entends encore le pas de leurs chevaux! Ah! les voilà, je les vois ! Viens, ma douce carabine ! ce sera la dernière