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les productions capitales. Tenter de l’analyser serait vain, car si elle est éminente, c’est bien plutôt par ses qualités émouvantes que par les idées ou les images de réalité qu’elle est propre à transmettre. Que l’on s’arrête devant la Vénus de Milo et que l’on cherche à exprimer ses impressions, on pourra dire que l’antique déesse est pleine de beauté, de grandeur et de grâce; mais en vingt pages dirait-on rien de plus et pourrait-on donner, à qui ne l’a pas vue, une idée plus distincte de sa sublimité ?

Nous en avons fini avec les créations enfantées sur le trépied, avec les rares inspirés qui, en produisant, ont oublié le monde et jusqu’à eux-mêmes peut-être, pour converser avec les choses d’en haut sans trop s’inquiéter du sens commun. Bien que plus d’une autre œuvre ait cherché à jouer ce beau délire, nulle en réalité n’en porte la trace. Nous attacherons donc nos sandales pour descendre parmi les hommes. De tous ceux qui se sont entretenus avec leurs semblables dans l’idiome universel, le plus remarquable est M. E.-M. Ward, le peintre du Dernier Sommeil d’Argyle, que nous avons déjà cité. Ici l’artiste s’adresse directement aux sensibilités naturelles. Il ne s’agit plus d’une composition qui serait sur la terre une impossibilité et qui ne peut avoir d’existence qu’en peinture. Les figures et les accessoires sont si exactement disposés et étudiés d’après nature, et toutes les inflexions des physionomies sont tellement calculées en vue du sujet, que la scène entière fait singulièrement illusion. Le peintre a voulu que l’art fût le serviteur du drame, et il a mis dans son despotisme une habileté si consommée, que, tout en le réduisant à des fonctions serviles, il ne l’a pas trop dégradé. L’effet d’ensemble est pittoresque en même temps que vraisemblable, et la couleur a de la vivacité et de la profondeur, quoique sans variété. Il se peut que cette monotonie convienne pour une scène de prison ; mais nous croyons reconnaître que dans le choix et l’emploi de ses tons l’artiste se laisse plus guider par les différences de lumières que par les différences de couleurs. Le pinceau imitateur qui vise à rendre le relief et l’air de réalité des objets n’hésite pas à sacrifier les relations intrinsèques des teintes, il y est même condamné, car il est difficile d’arriver à l’effet vrai sans beaucoup de retouches et de changemens qui font perdre aux couleurs une grande partie de leur limpidité et de leur éclat naturel.

Pour peu que nous eussions cherché à être méthodique, nous aurions à nous excuser d’avoir rejeté jusqu’ici un tableau de M. Millais, qui, en raison de ses prétentions mystiques, eût dû venir en premier lieu; mais le genre religieux n’occupe qu’un rang secondaire dans les sympathies de l’Angleterre. En réalité, il est opposé au