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caprices pour le perdre. Allez-vous-en avec cet avis salutaire, qui vous fera vivre tranquilles et saufs dans vos campemens, si vous le suivez, et au lieu de l’argent que vous espériez remporter d’ici, remportez-en une crainte salutaire. Nous n’avons point besoin de votre assistance, et vous ne recevrez rien de nous que ce que nous daignerons vous accorder comme un prix de vos services et un gage de votre obéissance envers l’empire, dont vous êtes les esclaves. » C’était la rupture de toutes relations avec les Avars. Justin était-il en mesure d’en garantir les suites ? Il n’y avait pas même songé. Les ambassadeurs partirent furieux ; leur maître, non moins irrité, n’en fit rien paraître : il ne déclara point de son côté la rupture de l’alliance, il ne dit mot. Baïan voulait conserver le droit d’invoquer dans l’occasion les traités faits avec Justinien, les engagemens solennels de la nation romaine, et de prolonger la guerre sourde qu’il faisait à l’empire sous le manteau de l’amitié.

D’ailleurs Baïan était préoccupé d’une affaire plus importante encore à ses yeux. D’un côté, il voyait l’inimitié des Lombards et des Gépides, ses voisins sur le Danube, s’exaspérer graduellement et marcher vers une catastrophe prochaine ; d’un autre côté, il n’ignorait pas le projet des Lombards de se jeter quelque jour à l’improviste sur l’Italie, projet qu’arrêtait seule la crainte inspirée par Narsès, qui, après avoir achevé la conquête de ce pays, le gardait avec vigilance et fermeté. Des campemens avars, où il se tenait en observation, Baïan épiait attentivement l’une ou l’autre occasion, ou plutôt toutes les deux à la fois, et ce fut précisément Justin qui se chargea de les lui offrir. Narsès, coupable entre tous d’avoir illustré le règne de Justinien, était également entre tous l’objet de la haine du nouvel empereur et de sa femme. On avait commencé par le dénigrer, par se moquer de son âge (il était plus que nonagénaire) ; puis on provoqua des plaintes des Italiens, et l’empereur lui adressa de vertes remontrances tant sur les rigueurs de son administration que sur l’argent que coûtait son armée. Ces reproches avaient un caractère personnel que l’empereur s’étudiait à rendre blessant. Le vieux général réfuta avec calme tous les griefs, et démontra la nécessité d’entretenir en Italie une armée d’occupation qui maintînt dans l’obéissance le reste des Goths et les partisans des Goths, et empêchât d’autres barbares (les Lombards particulièrement) de se ruer en-deçà des Alpes. Sa modération ne fit qu’enhardir ses ennemis ; on parla de le destituer, et l’impératrice Sophie, ajoutant une insulte de femme à l’injustice de la souveraine, envoya à Narsès une quenouille et un fuseau, lui faisant dire qu’il vînt prendre l’intendance des travaux de ses femmes et laissât la guerre aux hommes. Narsès, comme on sait, était eunuque, et cette grossière injure lui causa une