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temps de merveilles, le nom et la fortune de l’empereur ne devaient pas suffire à tout ! Quelles rudes leçons lorsque des irrégularités et des lacunes se glissaient parfois dans ces états hebdomadaires que l’empereur déclarait être les livres les phis agréables de sa bibliothèque ! Quelque soumis que Joseph fût à son frère et quelque bonne volonté qu’il y mît, il ne pouvait parvenir à prendre du plaisir là où il lui était textuellement prescrit d’en trouver[1].

Si Joseph recevait sans amertume et le plus souvent sans observation les reproches les moins fondés, on pouvait néanmoins pressentir déjà que dans les grandes occasions ce caractère doux et soumis s’élèverait à la hauteur de ses devoirs. Pendant que Napoléon, enivré par la victoire, marchait à la domination du monde, à la veille d’engager avec la Prusse une lutte dont l’issue, quelle qu’elle fût, ne pouvait être que funeste à la France, il recevait du roi de Naples des conseils dont la fermeté tranche d’une manière remarquable avec la réserve habituelle de Joseph en face de son frère :


« Sire, je suis dans cette situation d’esprit que votre majesté connaît en moi, et dans laquelle j’aime à dire tout ce que je crois bon : eh bien ! votre majesté doit faire la paix à tout prix. Votre majesté est victorieuse, triomphante partout ; elle doit reculer devant le sang de ses peuples : c’est au prince à retenir le héros. Quelque étendue de pays de plus ou de moins ne doit pas vous retenir ; toutes les concessions que vous ferez seront glorieuses, parce qu’elles seront utiles à vos peuples, dont le plus pur sang s’écoule, et que, victorieux et invincible comme vous êtes de l’accord de tous, nulle condition ne peut vous être supposée prescrite par un ennemi que vous avez vaincu. Sire, c’est l’amour que je porte à un frère qui est devenu un père pour moi, c’est ce que je dois à la France et aux peuples que vous m’avez donnés qui me dictent ce discours de vérité. Quant à moi, sire, pour atteindre ce but salutaire, tout ce que vous ferez me conviendra ; je m’estimerai heureux des dispositions qui me regarderont, quelles qu’elles puissent être. Sire, vous ne devez plus exposer au hasard d’une rencontre le plus beau monument élevé à la grandeur de la race humaine, je veux dire la masse de gloire et de grandeur inouie qui compose votre vie depuis dix ans[2]. »


Cette belle lettre est antérieure de plusieurs années aux jours de désastres durant lesquels la langue de tous les flatteurs se delia tout

  1. « Je vous recommande de vous plaire à lire vos états de situation. La bonne situation de mes armées vient de ce que je m’en occupe tous les jours une heure ou deux ; et lorsqu’on m’envoie chaque mois les états de mes troupes de terre et de mes flottes, ce qui forme une vingtaine de gros livres, Je quitte toute autre occupation pour les lire en détail, pour voir la différence qu’il y a entre un mois et l’autre. Je prends plus de plaisir à cette lecture qu’une jeune fille n’en prend à la lecture d’un roman. C’est pour moi une chose horrible de voir dans vos états vos corps n’être pas réunis dans une même province. » (Napoléon à Joseph, 20 août 1806.)
  2. Joseph à Napoléon, 29 mars 1807.