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C’était un défi jeté aux Romains pour l’année suivante ; mais quelques généraux distingués, placés à la tête du peu de troupes dont on disposait dans ces provinces, se chargèrent de la défense de l’Hémus. Des levées faites de tous côtés grossirent la petite armée, et, bien conduites, finirent par donner de bons soldats. Baïan, soit nécessité de faire vivre ses gens, soit tactique des voleurs qui se disséminent pour faire plus de coups à la fois, divisait son armée en corps détachés qui battaient le pays et n’avaient pas soin de s’appuyer les uns les autres, de sorte qu’on pouvait, par des marches habiles, les attaquer isolément. C’est ce que fit l’armée romaine. Avec sa parfaite connaissance du pays et la solidité de son infanterie, elle détruisit les uns après les autres beaucoup de détachemens de cette cavalerie errante. On put voir là les prodiges de la tactique contre des masses inorganisées. La guerre se promena ainsi de l’Hémus au Danube et du Danube à l’Hémus, le Balkan des modernes, dont les fraîches et riantes vallées ont été si souvent souillées de sang humain[1]. Les historiens sont pleins d’incidens curieux qui signalèrent cette campagne, mais qu’il serait trop long de reproduire ici. J’en rapporterai cependant un qui, dénué d’importance sous le point de vue de l’histoire proprement dite, en a beaucoup sous le point de vue de la philologie, parce qu’il nous fournit un spécimen des altérations qu’avait reçues la langue latine au VIe siècle dans les provinces du Danube. Les deux armées occupaient en Thrace un des cantons voisins de l’Hémus, et les Romains, que Baïan ne soupçonnait pas si près, tentèrent un coup de main nocturne sur le camp des Avars, où tout le monde dormait dans une profonde sécurité. Déjà ils n’étaient plus séparés de l’ennemi que par un sentier étroit qui débouchait sur son campement, et dans lequel les soldats marchaient avec précaution sur deux files entre lesquelles on avait rangé les chevaux et les mulets de bagages. Un de ces mulets s’abattit sous sa charge et embarrassa tellement le chemin, que ceux qui suivaient ne purent plus avancer. Cependant le conducteur des bagages, ignorant ce qui venait d’arriver, continuait sa marche en tête du convoi. Les soldats lui crièrent d’arrêter afin de venir relever sa bête : Torna, torna, fratre, lui disaient-ils dans leur jargon, ce qui signifiait : « Retourne, retourne, frère. » Ces mots, passant de bouche en bouche, furent interprétés dans les derniers rangs comme un avertissement de ne pas aller plus avant ; des peureux y virent un cri de sauve qui peut, et au bout de quelques hésitations la troupe tout entière s’enfuit à la débandade. Ce qu’il y a de curieux, c’est que les Avars, réveillés en sursaut par le bruit, en firent autant d’un autre

  1. Nous ne faisons que répéter ici la triste réflexion de l’historien grec Théophylacte Simocatta, contemporain des guerres que nous décrivons.