Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/788

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

côté avec Baïan à leur tête. L’intérêt de cette anecdote, donnée par les historiens byzantins, est de savoir que dans les provinces pannoniennes et mésiennes, où la petite armée dont il est question avait été très probablement recrutée, on parlait le latin vulgaire, déjà fortement altéré, soit quant aux radicaux, soit quant aux désinences, et touchant de près aux langues romanes. La phrase des soldats pannoniens, torna, torna, fratre, et, suivant une autre version, retorna, retorna, fratre[1], est déjà de l’italien ou du provençal. Pour en revenir à Baïan, il perdit beaucoup de monde dans cette campagne, fut vaincu dans une grande bataille près d’Andrinople en 587, et se vit enlever l’une après l’autre toutes les places du Danube qu’il avait si traîtreusement occupées. Quand la fortune lui devenait contraire, il demandait la paix, et c’est ce qu’il fit.

Cette paix ne fut qu’une trêve de cinq années pendant laquelle les deux partis se préparèrent à recommencer la guerre sur une plus vaste échelle. Maurice, ayant terminé heureusement la guerre de Perse, eut une bonne armée disponible et un bon général à mettre à sa tête, Priscus, à qui étaient dus en grande partie les succès obtenus contre Chosroès. Il fit venir partiellement cette armée, dont il assigna le rendez-vous sous les murs d’Anchiale, et il voulut l’y installer lui-même pour témoigner de la part qu’il prenait aux malheurs des provinces danubiennes. Baïan, de son côté, remuait tous les barbares du nord jusqu’aux glaces polaires, et Maurice en acquit personnellement la preuve par suite d’une rencontre fort singulière qui lui advint pendant son voyage. Il se trouvait à environ quatre journées d’Héraclée, quand les soldats de son cortège aperçurent trois voyageurs qui suivaient la même route en sens contraire, et dont la taille gigantesque et l’accoutrement étrange éveillaient tout d’abord l’attention. Ils ne portaient ni casque, ni épée, ni armes d’aucune sorte, mais une cithare suspendue à leur cou. Amenés à l’empereur, qui les interrogea sur leur nation, leur état, et ce qu’ils venaient faire dans l’empire, ces hommes répondirent en langue slave qu’ils appartenaient à la nation slavone, et aux dernières tribus de cette nation vers l’océan occidental. « Le kha-kan des Avars avait, disaient-ils, envoyé à leurs rois des ambassadeurs avec des présens pour les engager à lui fournir des soldats ; les rois avaient reçu les présens, mais ils s’étaient excusés de fournir les troupes sur le trop grand éloignement de leur pays et sur la difficulté des chemins. C’étaient eux qui avaient été chargés de porter au kha-kan ces excuses, et ils n’étaient pas restés moins de quinze mois en route ; mais

  1. Le texte de Théophane porte torna, torna, fratre, τόρνα, τόρνα, φράτρε ; — Théophylacte Simocatta donne la version ῥετόρνα, ῥετόρνα, φράτρε. — On peut consulter M. Raynouard dans l’introduction aux Recherches sur l’Origine et la Formation de la Langue romane, p. 9 et 10.