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le kha-kan irrité les avait retenus prisonniers au mépris du droit des ambassadeurs. Ayant appris par les récits qui leur étaient parvenus combien les Romains avaient de puissance et d’humanité, ils avaient saisi la première occasion de passer en Thrace. « Ces cithares qu’ils portaient, ajoutèrent-ils, étaient les seules armes qu’ils sussent manier. Étrangers au tumulte des guerres et des séditions, ils remplissaient chez les peuples un ministère de paix. » On reconnaît aisément dans les trois interlocuteurs de Maurice trois de ces poètes ou chanteurs qui servaient d’ambassadeurs chez presque toutes les nations du Nord, auxquels les Scandinaves avaient donné le nom de scaldes, et que les anciens Gaulois appelaient bardes. Maurice les traita bien, admira leur haute stature et leurs membres nerveux, et les envoya séjourner à Héraclée. Lui-même, après avoir présidé à la concentration d’une partie de ses troupes, retourna à Constantinople.

Le kha-kan ne lui laissa pas le temps de les réunir toutes, et marcha hardiment sur Anchiale avec une armée nombreuse et pleine d’ardeur. En trois jours, il força les défilés qui couvrent à l’ouest la côte de la Mer-Noire, puis il s’empara d’Anchiale, qu’il saccagea de fond en comble, Priscus, qui ne voulait pas s’y faire enfermer, ayant fait retraite vers le midi, afin de garantir les avenues de la longue muraille. D’Anchiale, Baïan marcha sur Drizipère. Cette ville, assez bien fortifiée, fut bien défendue par les habitans. Baïan en commença le siège avec un formidable appareil de machines de toute sorte (car les transfuges et les prisonniers romains enseignaient aux Avars les procédés de l’art des sièges) ; les habitans troublaient ses travaux par de fréquentes sorties dirigées hardiment : pourtant il n’était plus possible qu’ils tinssent longtemps, quand un incident bien imprévu vint les délivrer. Ces Avars, si experts en magie pour fasciner les autres, avaient aussi des hallucinations auxquelles ils se laissaient prendre tous les premiers, et c’est ce qui arriva au kha-kan pendant les travaux du siège. Un jour qu’il observait en plein midi les murailles de Drizipère, il vit les portes s’ouvrir et bientôt s’élancer de la place, enseignes déployées, des légions innombrables de soldats qui accouraient sur lui : il apercevait le scintillement des armes ; il entendait le pas des chevaux, le cri des hommes, le bruit de la trompette. La peur le prit, et il se sauva, donnant ordre à son armée de plier bagage et de le suivre. Ces légions n’étaient que des fantômes de son imagination ; mais sa peur fut très réelle et ne se calma que lorsqu’il se trouva à plusieurs journées de la place. L’armée romaine manœuvrait alors entre Héraclée et Tzurulle, à l’ouest de la longue muraille ; Baïan la refoula et força Priscus à s’enfermer dans cette dernière ville, qui précédait immédiatement le grand rempart, et, craignant de s’aventurer plus loin avant d’être maître d’un point si important, il en commença