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toujours pleines de tendresse, maintenant empreintes de reconnaissance, la société du bon docteur Jeremy et de sa femme, furent pour Gerty autant de consolations. Elle était seule maintenant au monde, et il ne lui restait plus un seul de ses anciens amis. La mort avait frappé le vieux Trueman Flint, puis mistress Sullivan. La vieille Nan Grant, son odieuse persécutrice, était morte aussi en recevant les pardons de sa victime. Willie était loin, ainsi qu’Emily. Les reverrait-elle jamais, et M. Graham consentirait-il à reprendre chez lui la jeune fille ? Heureusement la colère de M. Graham n’était qu’une boutade dont il ne tarda pas à être honteux. Il écrivit à Gertrude pour l’engager à venir à leur rencontre. Gerty aurait peut-être préféré sa nouvelle indépendance aux bienfaits de M. Graham; mais un grand changement s’était opéré dans la famille. M. Graham s’était remarié. Quel était le caractère de la nouvelle épouse ? serait-elle pour Emily une bonne mère ou une marâtre ? Ces considérations décidèrent Gerty, et elle retourna dans la maison des Graham.

Cette maison était bien changée. Là où régnaient autrefois le silence et la simplicité domestique régnaient maintenant le tumulte et le bruit. Un brillant rout se tenait chaque jour dans cette demeure, qui pendant si longtemps n’avait contenu qu’une infirme et un vieillard. La nouvelle mistress Graham aimait le monde et le bruit, et avait emmené avec elle tout un gai cortège de parens et d’amis, lesquels, par affinité naturelle, attirèrent d’autres visiteurs. Boston et ses environs connurent bientôt la maison de M. Graham et la route qui y conduisait. Un tohu-bohu assez confus de figures vivement dessinées passe sous les yeux du lecteur pendant tout un tiers du roman. Voici miss Isabelle Clinton, la fille du patron de Willie, une odieuse jolie femme, pleine de vanité, de dédain, de méchanceté vulgaire, et Kitty Ray, jeune fille naïve, spirituelle, sans malice, mais négligente de sa personne, défaut qui lui vaut les sarcasmes et les dédains de sa belle cousine, artiste en toilette, dandy féminin. Il y a là aussi miss Patty Pace, originale figure de vieille fille, très sensée dans toutes les choses de la vie ordinaire, mais dont le cerveau a été dérangé par des pensées opiniâtres de mariage, peut-être par quelque vieux chagrin d’amour; il y a encore le jeune M. Bruce, type assez curieux du jeune Américain mondain, de l’Américain qui a vu l’Europe, et qui mêle à sa brutalité primitive des prétentions aristocratiques. Tous ces personnages jasent, coquettent, font des cabrioles amoureuses, et se livrent à cet exercice dangereux qu’on appelle en anglais flirtation¸ , et que nous définirions par le mot badinage avec l’amour. Sentimentaliser, jouer avec les émotions du cœur, s’approcher des limites extrêmes de la passion sans y tomber, tous ces tours d’adresse, assez équivoques et légèrement immoraux, sont contenus dans ce mot flirtation, et sont, paraît-il, assez en vogue aux