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inverse, l’équivalent de ce qu’il venait de refuser à la Russie. Il ne cessait, il est vrai, de donner tort à son beau-frère; mais les lettres de Pétersbourg lui faisaient un sombre tableau de l’humeur de l’empereur Nicolas, lui peignaient la douleur de sa propre sœur, l’impératrice, en des termes déchirans, et sa sensibilité émue, éveillant ses scrupules, lui reprochait de s’être déjà montré trop dur peut-être dans ses récens rapports avec la cour de Russie. Puis il paraissait frappé d’une idée fixe : il était persuadé que la Russie allait lui déclarer la guerre, que deux cent mille Russes étaient déjà en marche vers ses frontières. Paralysée sur le Danube par l’Autriche, la Russie, croyait-il, chercherait à relever ailleurs, par un coup d’éclat, le prestige de ses armes. La Prusse était à sa portée, c’est elle qui recevrait les premiers coups, car l’empereur passerait tout à l’Autriche, mais ne pardonnerait rien à la Prusse. Le parti russe à la cour s’attachait sans doute à entretenir le roi dans cette crainte chimérique : Frédéric-Guillaume était entouré de généraux qui exagéraient à dessein les forces de la Russie et diminuaient celles de la Prusse. Dans ce temps-là précisément, le tsar, qui défendait à Pétersbourg de porter les décorations prussiennes, répandait les grands cordons dans l’état-major de Berlin : il en envoyait au comte de Keller, grand-maréchal du palais, au général de Groeben, commandant de la cavalerie, et au général Mœllendorf, commandant de l’infanterie de la garde. De la terreur vis-à-vis de la Russie, le roi passait enfin à la défiance envers les puissances occidentales. Il prétendait que la convention était inutile, si elle n’ajoutait rien d’essentiel à ce qu’il avait déjà fait, qu’on ne voulait donc lui extorquer sa signature que pour le forcer à faire à son beau-frère une mortelle injure et l’entraîner fatalement à la guerre.

Le parti de la croix assurait également qu’un des principaux motifs de la résistance du roi de Prusse était sa répugnance à s’allier avec la France et la crainte de déchirer, par un pareil acte, le testament de son père, qui lui recommandait de rester uni à la Russie. Voici le passage du testament du vieux roi, dont on a tant parlé : «A toi, mon cher Frédéric, passe le gouvernement de l’état avec tout le poids de sa responsabilité.... Ne néglige pas, autant qu’il sera en ton pouvoir, la paix entre les puissances de l’Europe; mais avant tout tâche de maintenir la bonne intelligence entre la Prusse, la Russie et l’Autriche. Leur union est comme la pierre fondamentale de la grande alliance européenne. » Le roi Frédéric-Guillaume III écrivait ces lignes le 1er décembre 1827, treize ans avant sa mort. Il faut tenir compte de la date. On voit d’ailleurs que son conseil n’était pas impérieux et demeurait subordonné à la possibilité. Nous sommes, dans tous les cas, persuadés qu’aucune pensée hostile à la