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annonça l’arrivée de la Catanaise. C’était une gracieuse figure mauresque. Sa bouche, toujours entrouverte, avait une expression de gaieté sauvage, et ses yeux, fendus jusqu’aux tempes, se braquaient sur les gens avec une fermeté naïve qui ne ressemblait point à de l’effronterie. La Rosina commença par jeter sur une chaise la toppa de soie noire qui l’enveloppait des pieds à la tête ; elle raconta ensuite avec une vivacité incroyable comment elle s’était échappée pour venir au rendez-vous. De temps à autre, voyant que j’avais quelque peine à suivre le fil de son récit, elle poussait don Cornelio par l’épaule en lui disant : Spiega ; mais dans l’explication je ne retrouvais plus la verve piquante de l’original. L’entrée de la majestueuse Messinienne répandit une froideur qui dura jusqu’au moment où le mousse en livrée vint dire que le souper était servi. On passa dans une salle à manger en rotonde. Afin de briser la glace, notre hôte s’écria, en dépliant sa serviette : Allegri !

Allegri ! répétèrent les convives.

Et au bout d’un quart d’heure tout le monde parlait à la fois, Cornelio et moi en toscan, et les dames en sicilien, le plus gracieux de tous les dialectes. A l’exception de l’espiègle Rosina, j’aurais pu prendre mes voisines pour de véritables infantes, tant elles avaient d’aisance et de dignité naturelles. Sans affecter une pruderie que la circonstance n’exigeait point, elles eurent le bon goût de rappeler à l’ordre le seigneur Dragut, lorsqu’il voulut s’émanciper dans ses propos. Elles faisaient éloquemment l’éloge des morceaux en mangeant beaucoup ; mais il peut exister des princesses gourmandes. Notre hôte, qui avait tiré de sa cave d’excellent marsala et du vin muscat de Syracuse, ne buvait que de l’eau, et comme je lui reprochais de ne point faire honneur aux précieux produits de la Sicile ;

— Le marsala et moi, répondit-il, nous sommes ennemis mortels

— J’en suis fâché, dis-je. Il m’a préservé du mal de mer sur les bateaux à vapeur, et je voudrais vous réconcilier avec lui.

— N’y songez pas ; j’aimerais mieux avoir dans le corps une légion de diables qu’un seul verre de ce vin de feu : il m’a joué un tour abominable que je ne lui pardonnerai jamais.

— Vous me raconterez cette aventure-là, seigneur Dragut.

— Peut-être, répondit Cornelio en fronçant le sourcil.

— Il vous en racontera bien d’autres, dit la signora Fillidi, car il a eu plus d’aventures que Jupiter.

— Qu’est-ce que Jupiter ? demanda la Catanaise.

— C’est, dit Cornelio, un prince païen qui eut huit femmes légitimes et plusieurs centaines de maîtresses.

— Comme le roi Salomon, observa la belle mercière.

— Précisément, et soupçonné, comme ce grand roi, de s’être