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pureté qui la décorent cette aimable figure tient de Béatrix, elle a de Mignon l’humeur sauvage et pittoresque, et comme Mignon dansant parmi les œufs et les épées, vous la voyez, svelte et fringante, aller et venir à travers toutes les dépravations d’un monde abominable, sans que l’innocence paradisiaque de son âme en soit ternie, sans que la moindre éclaboussure rejaillisse sur sa robe. « Il existe de tout temps, dit Arnim, un monde mystérieux plus digne de nos observations que celui que l’histoire nous livre. » C’est ce monde qu’il évoque à nos yeux avec une puissance surnaturelle, confondant à plaisir la fantasmagorie avec le drame, accouplant le réel à l’imagination, le grotesque au sérieux, l’ironie à toutes les fêtes, à toutes les pompes de l’existence, donnant à l’empereur Charles-Quint un chambellan fait d’une mandragore, animant toutes les forces élémentaires de la nature, puis, après se les être ainsi soumises, les abandonnant à la fatalité qui les entraîne, et bientôt renvoie à la fange d’où il fut tiré le gnome difforme et sensuel dont les évolutions bizarres ont toujours leur moralité. S’imagine-t-on le vainqueur de Pavie, le futur moine de Saint-Juste, devenant le héros d’un conte de bohémiens, et se conduisant, au milieu de ce tohu-bohu de sorciers, de bandits, d’entremetteuses et de mandragores, en véritable personnage historique auquel M. Mignet lui-même n’aurait rien à reprendre ? Voilà en effet un de ces incroyables tours de force du génie où Arnim excelle ; jamais les mœurs de ces hordes sorties des steppes asiatiques ne furent reproduites avec plus de furie et de réalité ; on dirait le pinceau de Rembrandt. Et ce n’est pas, je pense, un spectacle ordinaire que le sens historique et la fantaisie se rencontrant de la sorte sans rien abdiquer de leurs droits respectifs. Ce curieux assemblage dont je parle se retrouve à un égal degré dans les Kronenwaechter (les Gardiens de la tour), roman chevaleresque emprunté à la période des Hohenstaufen, et aussi dans la belle légende dramatique intitulée le Coq de Bruyère.

Si dans Isabelle d’Égypte l’histoire se marie au conte fantastique, dans les Héritiers du Majorat, l’une des plus originales inventions d’Arnim, le fantastique règne seul. L’héritier du majorât, principal personnage de cet intermède nocturne où foisonnent les vampires, les chauves-souris et toutes les difformes ébauches du cauchemar, — l’héritier du majorat est une de ces organisations somnambuliques dont raffole notre poète et qu’il s’entend à faire vivre. Familier avec toutes les aspirations de l’autre monde, confident de ses mystères et de ses épouvantes, ce bizarre individu, bien qu’il marche et se meuve en plein soleil, n’a d’autre existence que celle du rêve. Ce milieu de pressentimens, de visions, de phénomènes surnaturels, dans lequel ses journées s’écoulent, est pour lui tout ce qu’il y a