Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1002

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les quelques épargnes qui lui restaient, il avait acquis dans un des plus mauvais recoins de la ville, près du quartier des Juifs, une espèce de mauvaise masure d’un aspect borgne et pileux, meublée à l’intérieur de toute sorte de bric-à-brac, et dont il ne permettait à âme qui vive de franchir le seuil.

« Tous les dimanches, au sortir de l’église qu’il fréquentait assidûment, assistant aux offices dans un coin particulier réservé jadis à la sépulture de ses ancêtres dont il voyait l’écusson sculpté devant lui sur la muraille, — tous les dimanches, il se rendait chez une vieille dame devant l’hôtel de laquelle il se contentait les autres jours de passer en se rengorgeant et faisant battre sa brette entre ses jambes. C’était l’héroïne antique et respectable de cet infortuné duel qui avait tant marqué dans son existence, et l’auguste personne, frisée, poudrée, fardée, exerçait sur lui, au bout de trente ans d’esclavage et de tendres soupirs cruellement éconduits, la même irrésistible séduction. Rarement il laissait passer vingt-quatre heures sans rimer diverses strophes en son honneur, il inventait même des fictions dans lesquelles apparaissait la bonne dame sous les traits d’un personnage allégorique, mais sa témérité n’allait point jusqu’à lui soumettre les épanchemens de sa muse : il se méfiait, disait-il, de l’esprit de la belle, qui ne lui ménageait point l’épigramme. Et quand venait le dimanche tant souhaité, sa plus délicieuse joie était de caresser et de peigner sous ses yeux la toison d’un roquet aussi hargneux qu’ébouriffé, complaisance dont on le payait d’ordinaire par un de ces sourires ineffables pour lesquels tout vrai chevalier se déclare prêt à donner sa vie. Invariablement assise à son métier à tapisserie ou devant le miroir de sa toilette, la noble dame subsistait fort respectablement de rentes que lui avaient laissées deux altesses auxquelles elle survivait après les avoir servies l’une après l’autre en qualité de grande-maîtresse. Son salon était le rendez-vous des gens de la cour et des diplomates, et le plus souvent elle recevait son monde à sa toilette, prêtant l’oreille et répondant aux mille caquetages du jour, tandis que sa femme de chambre accommodait ses cheveux d’un œil de poudre, ou qu’elle avalait à petites gorgées un de ces électuaires fabriqués pour la conservation de la beauté. »


Arnim aime cette société frivole et caduque du XVIIIe siècle allemand, ce monde de bric-à-brac tel qu’il existait avant la révolution avec son attirail de préjugés et de perruques, d’habits de taffetas et de superstitions, véritable théâtre des magiciens charlatans à la Cagliostro. Il y eut de tout temps de ces esprits qui raffolent d’arabesques ; Arnim à mes yeux est de ce nombre. Tandis que Shakspeare et Molière étudient l’homme dans ce qu’il a de sérieux et de fort, Arnim semble s’adresser de préférence à ses hallucinations, à ses extravagances. L’histoire et la vie sont pour lui comme une immense maison de fous où parfois un être raisonnable se rencontre, et alors gare à lui ! car, l’atmosphère du lieu aidant, vous pouvez vous attendre à le voir bientôt déraisonner comme les autres. Chose étrange, ces gens-là sont vêtus comme tout le monde : ils ont des boucles à leurs souliers, des bas de soie très bien tirés, des jabots de dentelle