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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1013

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elle-même la magicienne et l’installe sous le toit conjugal. Il va sans dire que Saintrée aussitôt sent se raviver son cœur, et qu’en même temps que ses pulsations, toutes les joies de l’intelligence, toutes ses aspirations se réveillent. À dater de ce jour, le ménage à trois s’organise sans que les lois de la morale aient à souffrir de la réunion de ces êtres que la destinée a liés entre eux inséparablement. Melück, qui désormais n’exerce sur Saintrée qu’une influence platonique, Melück prend soin des enfans de Mathilde, lesquels, chose étrange, ressemblent non pas à leur mère, mais à la belle magicienne, ce dont Mathilde ne conçoit d’ailleurs aucun chagrin, heureuse des beaux enfans que Dieu lui donna, et ne voyant dans ce phénomène qu’une bizarrerie de plus de leur énigmatique existence. Quant à la fameuse poupée, on l’a reléguée dans un des greniers du château où elle sert d’amusement aux bambins, mais seulement aux grandes occasions et en manière de récompense.

Ici pourrait s’arrêter l’histoire, et le lecteur bénévole aimerait à s’en tenir à ce tableau de félicité domestique ; mais Arnim n’est point l’homme des dénoûmens heureux : tel est au contraire son goût pour les catastrophes, qu’il les recherche au risque très souvent de mettre ses propres personnages en contradiction avec eux-mêmes et de troubler l’harmonie de toute sa composition. On dirait parfois un de ces bronzes dont les matériaux ont été habilement préparés à la longue et qui échouent dans la fusion. Le métal était pur, le mélange excellent ; mais quand vient l’opération, tout va à la diable, et voilà que du précieux ensemble il reste à peine quelques inutiles débris dispersés sur le sol.

Huit années se sont écoulées au sein de cette bienheureuse paix domestique lorsque la révolution française éclate. Avec cette habitude qu’il a de mêler ses idées historiques aux inventions en apparence les plus extravagantes de son cerveau, Arnim, comme on pense, ne laisse pas échapper une si belle occasion qui s’offre à lui de dire son mot sur les événemens. Qui le croirait ? ce conteur, ce mystique, ce poète d’ombres chinoises, quand il aborde les réalités humaines, devient tout à coup l’observateur le plus clairvoyant, le plus impersonnel, et cette supériorité, cette rectitude de jugement, ne se maintiendrait-elle que durant l’espace de quelques pages, vous fait songer malgré vous à Tacite, à Shakspeare et à Saint-Simon. On regrette, en lisant ce fier et mâle résumé, qu’Arnim n’ait point écrit une histoire de la révolution française. Il est vrai que pour nous consoler nous avons Carlyle. Arnim n’est ni royaliste ni républicain, il va sans dire en outre qu’il ne saurait être français comme le sont MM. Thiers, Mignet ou Lamartine ; mais ses préventions nationales, quand il en a, savent du moins s’exprimer avec modération. Aristocrate