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que je ne saurais dire, au pied des Neilgerrhies, à la station de Seagour, où un cruel désappointement m’attendait. Il avait été convenu entre l’entrepreneur de Madras et moi que je trouverais à l’entrée de la passe des coolies pour porter mon bagage, et un poney pour me porter moi-même pendant les quatorze ou quinze milles qui séparent Seagour de la petite ville d’Ottacommund, terme de mon voyage; mais le poney n’était pas arrivé, et la voiture ne pouvait aller plus loin. Ma situation était des plus embarrassantes. Il n’y avait pas à songer à demander l’hospitalité des misérables cabanes qui se trouvent au pied de la montagne, ni même et plus simplement à passer cette dernière nuit dans ma voiture : l’air que l’on respire dans la vaste jongle qui s’étend autour des Neilgerrhies est mortel. Tous mes amis m’avaient recommandé de ne coucher sous aucun prétexte dans ce dangereux endroit, si je voulais échapper à une de ces fièvres de jongle (jungle fever) qui sont toujours mortelles, ou peu s’en faut. Je ne tenais nullement à faire l’épreuve sur moi-même, in anima vili, de la véracité des renseignemens qui m’avaient été donnés; je me déterminai donc à gagner à pied un bungalow qui se trouve à moitié chemin dans la montagne, et séduit même par le titre d’Hôtel Bungalow qu’un natif lui donna, avec une imprudence indigne d’un voyageur expérimenté, je ne voulus pas charger inutilement mon domestique des quelques provisions de bouche qui me restaient. Vers quatre heures, je me mettais assez tristement en route en compagnie de mon serviteur, laissant mon bagage sous la surveillance de la Providence et du cocher. Te dire que j’admirai beaucoup le beau paysage des montagnes, leur riche verdure sillonnée de limpides cascades, serait trahir honteusement la vérité. Pendant les deux mortelles heures de la route, insensible aux charmes de la nature, je me livrai à une série d’apostrophes colériques qui eurent successivement pour objet les rayons de feu qui chauffaient mon cerveau, en dépit d’un chapeau solah, à une température rouge, les brodequins à minces semelles qui protégeaient si imparfaitement mes pieds contre les aspérités du chemin, enfin l’insidieux entrepreneur qui avait abusé de ces deux choses sacrées : la fidélité due à un contrat et les jambes du voyageur. Le jour tirait à son déclin lorsque j’arrivai au terme de ma route, exténué de fatigue, mourant également de soif et de faim. Les ressources que j’allais trouver au gîte n’étaient guère faites pour tempérer mes mélancolies outrées. Un canapé à natte de jonc, une table, deux chaises, du pain dur, des œufs non frais, du thé infiniment plus suisse que chinois, et une poule qui chantait encore, l’Hôtel Bungalow n’avait pas autre chose à m’offrir.

Le paysage qui s’offrait à ma vue était d’ailleurs magnifique. Le